Grâce à notre adhérent suisse Michel Philippe Dietschy-Kirchner, nous sommes entrés en contact avec Bertrand Mothes qui est l’auteur d’une étude sur La Maison Moderne, fondée à Paris par le critique d’art allemand Julius Meier-Graefe. Souvent négligée au profit de sa concurrente plus connue La Galerie de l’Art Nouveau de Siegfried Bing, elle a pourtant édité des artistes décorateurs de premier plan, comme Maurice Dufrène. Ses liens avec Guimard sont ténus, indirects, mais non inexistants. Bertrand Mothes nous fait l’honneur de nous confier un résumé de son travail.
La dernière décennie du XIXe siècle est une période de changement radical dans le domaine des arts décoratifs en Europe. Artistes, mécènes, critiques, institutions participent activement à ce mouvement de renaissance des arts appliqués, certes selon des voies et des idées propres à chacun, mais toujours dans un objectif de rupture par rapport au pastiche historiciste dans lequel se sont enfermés les artistes décorateurs et les architectes durant la seconde moitié du siècle. Dans ce climat d’émulation, le rôle des marchands ne doit pas être négligé. En 1895, Siegfried Bing ouvre les Galeries de l’Art nouveau au 22, rue de Provence à Paris[1]. Si cette galerie est aujourd’hui la mieux connue et celle dont l’historiographie est la plus riche, il est important de prendre en compte l’environnement des galeries d’art parisiennes de la période, environnement dont fait partie La Maison Moderne. Cet établissement, fondé par le critique et historien d’art allemand Julius Meier-Graefe en 1899, s’inscrit face à l’Art Nouveau de Bing comme le second pôle du commerce des arts décoratifs novateurs dans la capitale française au tournant du siècle. Comme la Galerie de L’Art Nouveau, La Maison Moderne est une boutique où le Parisien peut venir meubler son habitation, acheter des œuvres d’art, des bibelots ou des accessoires de mode. Sa structure et son fonctionnement diffèrent cependant de ceux du 22 rue de Provence, et correspondent à l’état d’esprit du propriétaire des lieux. De même, la sélection des artistes — certains œuvrent pour les deux enseignes — est une manifestation des choix esthétiques de Julius Meier-Graefe.
L’âme de La Maison Moderne
Le premier élément à étudier pour comprendre la genèse de La Maison Moderne est la définition des buts de son créateur, Julius Meier-Graefe. En effet, la galerie est modélisée selon sa volonté, et c’est lui qui incarnera son âme durant toute la période où elle sera en activité. Fils d’Edward Meier, un des chefs de file de l’industrie sidérurgique en Allemagne, et de Marie Graefe qui décède en le mettant au monde[2], Julius Meier-Graefe est né le 10 juin 1867 à Reșița[3]. Sa famille déménage en Rhénanie et le jeune Julius grandit près de Düsseldorf. Il obtient l’Abitur en 1879 et débute des études industrielles en vue de reprendre les affaires paternelles[4], en 1888 à Munich puis l’année suivante à Zurich et à Liège. Il semble alors déjà attiré par le monde de l’art : il visite l’Exposition universelle de 1889 à Paris et part pour Berlin dès 1890. Il commence alors des études d’histoire de l’art sous l’enseignement d’Herman Grimm et quitte Berlin sans avoir été diplômé[5].
Edvard Munch, portrait de Julius Meier-Graefe, 1894. huile sur toile, haut. 100 cm, larg. 75 cm, collection: Nasjonalmuseet for kunst, arkitektur og design, Oslo, photo : Høstland, Børre, Creative Commons – Attribution CC-BY.
L’année 1893 voit les premières implications de Meier-Graefe dans le domaine artistique : il aide son ami Edvard Munch à organiser une exposition et publie son premier ouvrage, le roman Nach Norden (« Vers le Nord »). Il voyage cette même année en Angleterre où il rencontre les plus importants représentants de l’Aesthetic Movement et des Arts and Crafts que sont Oscar Wilde, William Morris, Edward Burne-Jones et Aubrey Beardsley[6]. En 1894, il participe à la fondation de l’association Pan et devient l’éditeur de la revue éponyme qui l’accompagne. Il partage le titre de rédacteur en chef avec l’écrivain Otto Julius Bierbaum. Meier-Graefe s’occupe de la rédaction des articles ayant trait aux beaux-arts et Bierbaum se charge de ceux qui sont consacrés à la littérature[7].
Franz von Stuck, Couverture de la revue Pan, avril-mai 1895. Coll. Université de Heidelberg. Droits réservés.
Il commence alors à écrire sur les arts décoratifs. Selon lui, la peinture a perdu son contact avec la société et il est nécessaire de se tourner vers les arts appliqués pour pouvoir espérer faire renaître l’art[8]. Meier-Graefe souhaite ainsi adjoindre un salon d’art à l’association Pan. Il veut faire de ce salon un endroit neuf, en rupture avec les expositions organisées alors et qui ne contentent plus le public, et se propose de réunir dans des intérieurs cohérents tous les arts, sans distinction entre beaux-arts et arts appliqués. Son but est alors de rallier artistes et spectateurs et de créer un milieu « moderne et harmonieux »[9]. Cette idée de salon d’art semble avoir émergé dans son esprit après son voyage avec Siegfried Bing en Belgique au printemps 1895. Ils visitent à Bruxelles la Maison d’Art de la Toison d’Or. Cette galerie, fondée en 1894 par la Société Anonyme l’Art, est installée dans l’hôtel particulier d’Edmond Picard, au 56 avenue de la Toison d’Or, et est dirigée par son fils William Picard. Le but de la Société Anonyme l’Art, qui est de stimuler la production des arts appliqués, se retrouve dans le procédé de présentation choisi qui est alors totalement nouveau : l’aménagement de l’hôtel est conservé et les objets – des œuvres d’art et d’artisanat contemporain destinées à la vie quotidienne – sont exposés dans les pièces. Cette manière de procéder diffère de l’ordonnancement habituel dans les galeries de l’époque qui consiste à simplement disposer les objets en vente sur des étagères dans des lieux sans âme et sans décoration. Bing et Meier-Graefe sont impressionnés par son aspect novateur[10]. Immédiatement après leur passage à la Maison d’Art, Meier-Graefe et Bing rendent également visite à Henry Van de Velde qui vient d’amorcer la construction de sa nouvelle maison, le Bloemenwerf, à Uccle. Dans ses mémoires, Van de Velde évoque alors « un voyage qui devait les renseigner sur le réveil des métiers d’art en Angleterre et dans divers pays du continent. De Bruxelles, ils devaient gagner l’Angleterre, reviendraient par la Hollande pour se rendre au Danemark, en Allemagne, en Autriche et en Tchécoslovaquie[11]. »
Vue du Bloemenwerf, maison d’Henry Van de Velde, construite en 1895 à Uccle dans la banlieue de Bruxelles. Droits réservés.
Van de Velde poursuit en exposant les intentions et les propositions de Meier-Graefe, qui compte nourrir son réseau de connaissances et trouver de nouveaux sujets d’articles afin de participer au développement des revues d’art en Allemagne. Ainsi Meier-Graefe propose à Van de Velde de figurer parmi les collaborateurs étrangers de la revue Pan. Les deux voyageurs sont alors, semble-t-il, convaincus de la nécessité de travailler avec Van de Velde et ne tarissent pas d’éloges sur son goût en matière d’aménagement intérieur[12]. Au moment du départ, Bing exprime son envie de reprendre contact avec Van de Velde en vue d’une éventuelle collaboration lorsqu’il sera de retour à Paris. C’est à la fin de ce voyage que Meier-Graefe encourage Bing à transformer sa galerie parisienne, enthousiasmé par l’exemple édifiant que constitue la Maison d’Art comme galerie novatrice.
À la fin de l’année, Meier-Graefe quitte l’association Pan à la suite d’une discorde liée à la publication, dans le numéro de septembre-novembre 1895 de la revue, d’une lithographie d’Henri de Toulouse-Lautrec, Mademoiselle Lender, en buste, jugée immorale par certains membres du comité de rédaction[13].
Henri de Toulouse-Lautrec, Mademoiselle Marcelle Lender en buste, 1895, lithographie en couleurs sur papier, Vente Tajan, Paris, 3 mai 2022, lot 43. Droits réservés.
Il part alors vivre à Paris dans les mois qui suivent, tout en continuant à collaborer avec des revues allemandes. À partir de cette date, Meier-Graefe écrit peu au sujet de la peinture et se focalise sur les arts décoratifs. En parallèle à cette activité d’écriture il devient à la fin de l’année 1895 conseiller artistique de Siegfried Bing dans sa galerie L’Art nouveau et y organise des expositions[14].
La galerie de L’Art nouveau Bing, à l’angle de la rue Chauchat et de la rue de Provence, réhabilitation par l’architecte Louis Bonnier en 1895. Photo Édouard Pourchet. Droits réservés.
Le rôle de Meier-Graefe au sein de l’entreprise de Bing le met au centre d’un réseau d’artistes, enrichissant celui déjà constitué en Allemagne. Cependant, son action n’est pas exempte de critiques négatives de la part d’acteurs principaux de la scène artistique française comme Auguste Rodin, Octave Mirbeau ou Edmond de Goncourt, qui l’accusent de vouloir renverser le « bon goût » et la tradition des arts décoratifs français. Meier-Graefe et L’Art nouveau sont cependant défendus par des critiques éminents, tels Camille Mauclair, Gustave Geffroy, Thadée Nathanson ou Roger Marx[15]. Au bout de six mois de collaboration, Meier-Graefe quitte la galerie de Bing. Les deux hommes continuent cependant de se fréquenter.
Julius Meier-Graefe retourne alors à l’écriture. Il décrit dans un article publié dans Das Atelier en 1896, ce qu’il considère comme dépassé dans le domaine de l’aménagement intérieur. Pour lui, la maison d’Edmond de Goncourt, meublée dans le goût du XVIIIe siècle, ne correspond plus au besoin d’un intérieur de la fin du XIXe siècle :
« Une personne moderne ne peut pas vivre dans un bric-à-brac du Second Empire. Arracher quelque chose à une autre époque et la placer dans un nouvel environnement peut être aussi désastreux que les imitations barbares des vieux modèles dans les arts décoratifs[16]. »
Meier-Graefe critiquera également l’aspect « muséal » de cette demeure lors de la vente aux enchères de son contenu en 1897[17]. Cette idée d’anachronisme concernant le décor intérieur et l’ameublement est constante chez Meier-Graefe, qui en fait un argument en faveur de la modernité. Il considère qu’« habiter un salon du plus pur style Régence, équivaut, pour un citoyen de la Troisième République, à s’affubler d’une perruque à marteau et d’un habit à rubans » et qu’un collectionneur meublant son intérieur en style ancien « se donne souvent aussi le ridicule du « Bourgeois Gentilhomme » [18] ».
C’est un autre article de Meier-Graefe, publié en juin 1896, qui fait figure de profession de foi et d’affirmation de son engagement pour le soutien des arts décoratifs modernes[19]. Il y développe son point de vue qui divise l’art entre « milieu extérieur » et « milieu intérieur ». Selon lui, le XIXe siècle a été le siècle du « milieu extérieur » dédié à un art réaliste, et son époque réagit à cette conception artistique avec un art « fantastique » – terme à comprendre aujourd’hui comme « symboliste » – qui aurait pour but d’être « utile ». Il place les arts appliqués au centre de ce renouveau de l’art et considère que la modernité pourra gagner le public via le domaine « neutre » des arts décoratifs. Il fait alors partie des personnes les mieux à même d’accompagner ce développement de l’art décoratif étant donné l’intérêt qu’il y porte mais également grâce à son savoir dans ce domaine et à son réseau de connaissances qui s’étend à toute l’Europe. Il partage ce point de vue avec de nombreux artistes qui commencent à délaisser la peinture et la sculpture afin de se consacrer à l’art « utile », Henry Van de Velde en tête.
Meier-Graefe continue d’écrire et se dote en 1897 du meilleur outil disponible pour véhiculer ses idées, une revue dont il sera le directeur : Dekorative Kunst. Cette revue en langue allemande est cofondée et éditée par le Munichois Hugo Bruckmann. Les articles sont en majorité écrits par Meier-Graefe lui-même, qui signe sous un grand nombre de pseudonymes différents[20]. Formée sur le modèle anglais de The Studio, la revue est internationale par son mode d’édition : publiée en Allemagne mais avec des bureaux installés à Paris. Sa vocation est également de dépasser les frontières comme l’indique le prospectus de lancement. Meier-Graefe y explique que l’œuvre d’art abstraite est devenue une fin en elle-même et ne s’adresse plus qu’à une minorité d’amateurs, alors que le domaine de l’intérieur et de la maison est abandonné à l’offre de fabricants sans scrupules qui se bornent à fabriquer de mauvaises répliques de styles anciens. Une réaction contre cet état de fait serait en marche et la nouvelle revue, consacrée uniquement à l’art décoratif moderne, participerait à ce renouvellement en préparant le terrain. Cet effort dirigé vers les arts appliqués modernes uniquement se démarque des autres revues, créées ou rénovées à la même période, qui se consacrent à l’art moderne autant qu’à l’art ancien, comme la Revue des Arts Décoratif et Art et Décoration, en France, The Studio, en Angleterre et Deutsche Kunst und Dekoration, en Allemagne.
Meier-Graefe ne se contente pas d’écrire sur les arts décoratifs, il met en application ses idées au sein de sa nouvelle revue avec la contribution d’artistes belges : la page de titre du premier numéro de Dekorative Kunst est ainsi dessinée par Henry Van de Velde ou Théo Van Rysselberghe[21]. Meier-Graefe fait appel pour les autres éléments de diffusion de sa revue à un troisième artiste belge, Georges Lemmen, qui dessine deux affiches et un papier à lettres. Meier-Graefe pousse son idée jusqu’à commander à Van de Velde l’aménagement des bureaux de rédaction de la revue au 37 rue Pergolèse, dans le 16e arrondissement[22].
Salle de rédaction de la revue Dekorative Kunst à Paris, 37 rue Pergolèse, reproduit dans Henry Van de Velde, Sembach, Klaus-Jürgen, éd. Hazan, 1989. Au-dessus de la porte, on voit une affiche de Georges Lemmen avec le titre de la revue, et au-dessus de la cheminée, Le Chahut de Seurat (act. au musée d’Orsay). Droits réservés.
Il semble que Meier-Graefe soit déjà à l’origine de la collaboration entre le décorateur belge et Siegfried Bing en 1895[23]. Suite aux réactions négatives suscitées par ses aménagements intérieurs à L’Art nouveau — pour Rodin « Van de Velde est un barbare »[24] — Van de Velde semble ne plus apprécier Paris[25], mais Meier-Graefe, convaincu de son succès possible en France, fait tout pour l’y faire reconnaître.
Salon aménagé par Henry Van de Velde pour l’ouverture de la Galerie de l’Art Nouveau Bing en 1895. Cliché reproduit dans l’ouvrage de Gabriel P. Weisberg, Les Origines de l’Art Nouveau, la maison Bing, éditions du Musée des Arts décoratifs, 2004. Droits réservés.
Au vu du succès rencontré par Dekorative Kunst et afin de propager encore plus largement ses idées, Meier-Graefe fonde la revue L’Art décoratif, pendant en français de la publication originelle. Le premier numéro est disponible en octobre 1898[26]. Il est entièrement consacré à Henry Van de Velde à qui Meier-Graefe fait appel pour le dessin de la couverture[27] ainsi que pour un nouvel aménagement des bureaux de la revue.
Henry Van de Velde, couverture du premier numéro de la revue L’Art Décoratif, octobre 1898. Bibliothèque de I’Institut national de l’histoire de l’art, collections Jacques Doucet. Droits réservés.
Julius Meier-Graefe et son épouse dans son bureau de la rédaction de la revue L’Art Décoratif, 37 rue Pergolèse à Paris, vers 1898-1899. Au mur à droite, Madone de Edvard Munch. Photo Bibliothèque royale de Belgique, Archives et Musée de la littérature, reproduit dans Henry Van de Velde Passion Fonction Beauté, publié à l’occasion de l’exposition éponyme au musée du Cinquantenaires à Bruxelles, 2013, éditions Lanoo, Tielt, 2013. Droits réservés.
Le sous-titre de L’Art décoratif, Revue internationale d’art industriel et de décoration est à lui seul un résumé du combat que Meier-Graefe a entrepris l’année précédente dans le monde germanophone et qu’il souhaite engager dans le monde francophone. Sa ligne de conduite est précisée dans la préface du premier numéro. Il ambitionne de trouver une manière rationnelle d’organiser la production et la diffusion des objets d’art modernes. Il veut rompre avec la tradition française qui met en valeur la « chose rare »[28]. Il déplore la situation des industries d’art de l’époque, qui pousse les artistes décorateurs à ne répondre qu’à des commandes de collectionneurs fortunés et n’incite pas les industriels possédant les infrastructures nécessaires à la fabrication d’objets en grande quantité à faire appel à des artistes pour dessiner leurs modèles, produisant uniquement des objets copiant les styles anciens. Meier-Graefe veut changer cet état de fait et souhaite réconcilier les artistes avec l’industrie « qui peut seule rendre le beau accessible au grand nombre[29] ». Dès le troisième numéro de L’Art décoratif , sa volonté de contribuer au commerce de l’art transparaît : un éventail de Georges de Feure tiré à cent exemplaires est proposé aux lecteurs de la revue, qui doivent s’adresser à la rédaction afin de commander l’objet[30]. Il s’agit de la première action de Meier-Graefe en tant que marchand d’art.
Le besoin d’une nouvelle galerie
Un changement radical se fait sentir dans l’action de Meier-Graefe. Même s’il quitte l’Art nouveau de Bing pour se concentrer sur ses activités d’écriture, il continue à considérer celle-ci comme étant la structure idéale pour la diffusion du style moderne à Paris. Cependant, au cours des dernières années du siècle, celui-ci amorce un changement dans le concept décoratif qu’il souhaite mettre en avant à L’Art nouveau. À peine un an après l’ouverture de la galerie, les bénéfices ne semblent déjà pas être à la hauteur de ses espérances, comme le souligne Paul Signac : « Les affaires ne marchent pas du tout ; il ne sait ni ce qu’il veut, ni ce que les clients veulent. Il est aux abois et je pense qu’il ne tardera pas à passer à d’autres exercices[31] ». Bing commence dès lors à favoriser des artistes ayant une conception plus « française » des arts décoratifs[32]. Ce « retour » à la « tradition française » du meuble voit son aboutissement lors de l’Exposition Universelle de 1900 où le pavillon de Bing présente des œuvres de Georges de Feure, Édouard Colonna et Eugène Gaillard.
Vitrine et fauteuil en bois doré de Georges de Feure dans le pavillon Bing à l’Exposition Universelle de Paris en 1900. Portfolio Meubles de style moderne Exposition universelle 1900. Coll. part.
Meier-Graefe, lui « ne permettra aucune sorte de compromis, au moins pour le moment[33] ». Il a de plus déjà pris conscience des enjeux économiques et financiers que peut avoir une entreprise comme L’Art Nouveau. Les entreprises de Louis Majorelle et de Gustave Serrurier-Bovy sont alors des modèles d’établissements florissants aux procédés distincts de ceux de Bing. Même si celui-ci installe son propre atelier afin de créer des objets de luxe pour sa galerie, Meier-Graefe considère qu’il a alors « sous-estimé l’énorme croissance de ce marché de produits nouveaux » et qu’il ne tient pas compte du contexte concurrentiel propre aux galeries de mobilier parisiennes[34].
Ces différents facteurs conduisent Meier-Graefe à envisager la création de sa propre galerie d’art privée, qu’il dirigera, et où il exposera uniquement les œuvres d’artistes correspondant à sa vision de l’art décoratif moderne. En 1899, Meier-Graefe a déjà longuement réfléchi au problème et ses idées sont arrivées à maturité. Le projet est lancé dans le courant de l’année. Grâce aux « ressources de son sentiment instinctif et de ses connaissances[35] », Meier-Graefe commence à réunir une « équipe » d’artistes chargés de choisir les œuvres qu’il va vendre dans sa galerie mais également comment et par qui elle sera aménagée. À partir de cette date, il abandonne progressivement la direction éditoriale de Dekorative Kunst et de L’Art décoratif pour se consacrer entièrement à son projet[36]. Il peut de plus débuter son affaire grâce à un fort apport d’argent hérité de son père décédé en 1899. L’absence d’archives ne nous permet cependant pas de savoir si Meier-Graefe a pu bénéficier d’un soutien financier autre que son héritage et son investissement personnel lors de la création de sa galerie[37]. Son changement d’activité et son implication de plus en plus importante sont loués dans la préface des Documents sur l’Art Industriel au vingtième siècle publiée en 1901 par La Maison Moderne :
« Voici dix ans ce fut son plaisir de soutenir, dans les revues, avec une chaleur d’âme passionnée, la doctrine de l’égalité des arts […] ; mais M. Meier-Graefe ne s’est pas contenté de l’action contemplative et d’ordinaire inefficace dévolue au critique ; il a entendu faire la preuve de ses dires, passer de la théorie à la pratique, de la propagande au fait.[38] »
Devanture de La Maison Moderne, 82 rue des Petits-Champs à Paris, Deutsche Kunst und Dekoration, 1900, reproduit dans Henry van de Velde, Ein europäischer Kunstler seiner Zeit, Sembach/Schulte, catalogue des expositions éponymes 1992-1993, éd. Weinand-Verlag, Köln, 1992. Droits réservés.
L’ouverture de la galerie est rapportée par les revues dont il est encore le directeur. Le numéro de septembre 1899 de L’Art décoratif comporte une page rédigée par Meier-Graefe lui-même (sous un pseudonyme) annonçant l’ouverture prochaine de La Maison Moderne, « une nouvelle maison de production et de vente d’objets d’art usuels[39] ». Le numéro suivant précise la date de cette ouverture prévue pour la deuxième quinzaine d’octobre, et annonce qu’un vernissage aura lieu où seront conviés les lecteurs abonnés à la revue[40]. L’ouverture au public est cependant reportée, comme en témoigne le numéro de novembre 1899, « par suite de travaux d’aménagement que les entrepreneurs n’avaient pas prévus[41] ». Il s’agit de la dernière mention d’une ouverture prochaine de la galerie. La lettre envoyée par Van de Velde à sa femme Maria, datée du 15 novembre 1899 et mentionnant l’ouverture de la galerie, nous permet d’estimer plus précisément la date de cet événement qui a dû avoir lieu entre le 1er et le 15 novembre 1899. Van de Velde explique que l’ouverture de La Maison Moderne n’a pas été un événement mondain aussi fameux que celle de L’Art nouveau quatre ans plus tôt, sans toutefois s’en inquiéter : « Cette ouverture n’est pas sensationnelle, tant s’en faut mais néanmoins je crois au succès de l’entreprise[42] ». Malgré le peu d’enthousiasme généré par la création d’une nouvelle galerie, Meier-Graefe et ses collaborateurs sont alors convaincus de leur potentiel novateur et de la réussite future de leur action.
Aménagement intérieur de La Maison Moderne à Paris, Deutsche Kunst und Dekoration, 1900, reproduit dans Henry Van de Velde Passion Fonction Beauté, publié à l’occasion de l’exposition éponyme au musée du Cinquantenaires à Bruxelles, 2013, éditions Lanoo, Tielt, 2013. Droits réservés.
La Maison Moderne est, pour son créateur, une entreprise sans précédent : opposée aux salons et aux expositions officielles par la multiplicité des objets exposés et par leur présence en plusieurs exemplaires mais également opposée aux grands magasins grâce à l’indiscutable qualité artistique des objets proposés à l’achat, elle est aussi différente des boutiques dépendantes d’ateliers comme chez les frères Daum ou chez Louis Majorelle. La Maison Moderne fait partie du même type d’enseigne que la galerie de Bing, mais là encore, Meier-Graefe considère qu’une grande différence — autre que stylistique — les sépare. Contrairement à Bing qui choisit de plaire à une clientèle très aisée, Meier-Graefe veut inclure son établissement dans « une nouvelle catégorie de « galeries d’art moderne » qui répondrait aux besoins d’un nombre de plus en plus important de personnes pour lesquelles les objets vendus dans les boutiques existantes sont difficilement accessibles[43] ». Le public visé est donc bien plus large que celui de Bing. La raison mise en avant pour ce choix est la volonté de mettre l’art à la portée du plus grand nombre. Selon le rédacteur de la préface des Documents sur l’Art Industriel au vingtième siècle, « la création de la Maison Moderne n’a pas eu d’autre origine que la volonté bien arrêtée de satisfaire un idéal qui avait été celui de William Morris, chez nos voisins d’Outre-Manche, et que, jusqu’en 1898, nul n’avait réussi à réaliser parmi nous[44] ». Cette volonté sociale mise en avant à l’ouverture de la galerie peut également s’expliquer par le fait qu’un commerce vendant des objets de qualité à prix raisonnable peut s’attendre à réaliser un plus grand nombre de ventes qu’une galerie comme celle de Bing, et donc à être viable économiquement. En effet, l’aspect financier de La Maison Moderne est un élément important à prendre en compte : si les idées de Meier-Graefe sont honorables et sa volonté de remplir les espaces d’habitation des ménages modestes sont louables, il lui faut pour réussir son entreprise une prospérité financière certaine. L’idéal social propre au mouvement Art nouveau est ainsi soumis à la réussite économique, sans laquelle aucune création et diffusion d’objets nouveaux n’est possible. Cette bonne santé financière encouragerait de plus les artistes les plus renommés à vouloir collaborer avec la galerie. Ces principes directeurs sont dès le départ présents dans la ligne de conduite de la galerie et sont explicités dans les articles qui accompagnent son ouverture[45]. Dans la préface des Documents sur l’Art Industriel au vingtième siècle, les principes de fonctionnement et la variété des objets vendus sont mis en avant. Max Osborn explique un an après l’ouverture la place prise par la galerie dans le milieu du marché de l’art parisien et le rôle de son directeur :
« L’un des phénomènes caractéristiques les plus récents de l’époque actuelle, où l’art et l’artisanat sont enfin réunis après une trop longue séparation, c’est le bazar des arts décoratifs, établissement hybride qui tient le milieu entre la galerie d’art et le grand magasin, proposant à la fois des produits de luxe et des objets d’usage courant, et dont le propriétaire est une combinaison insolite de connaisseur, d’artiste, de critique d’art, de mécène, et d’homme d’affaires au sens le plus noble du terme[46] ».
Max Osborn met également en évidence le côté paradoxal de la situation des arts décoratifs parisiens : les deux enseignes les plus importantes sont dirigées par des Allemands qui tentent suivant leur propre voie d’« enraciner » l’Art nouveau en France. Van de Velde mentionne dans ses mémoires la force de volonté dont fait preuve Meier-Graefe à l’égard de sa conception des arts décoratifs mais exprime des doutes sur sa capacité à pouvoir mener un projet de cette envergure :
« La Maison Moderne devait se différencier des galeries Art Nouveau de Samuel Bing par l’intransigeance de son programme ; il s’agissait d’y rassembler cette partie du public qui se sentait attirée par une évolution de la peinture et de la sculpture vers des formes sûres, vers des qualités essentielles. Julius Meier-Graefe était de taille à réaliser un tel programme. Il ne manquait certes pas d’ambition, mais de moyens financiers et de la persévérance nécessaire pour se vouer seul à cette mission[47] ».
Les craintes de Van de Velde sont aussi justifiées par l’ampleur que veut donner Meier-Graefe à sa galerie. S’il ouvre son premier établissement à Paris, il souhaite également créer des antennes dans toute l’Europe œuvrant à la diffusion d’un art industriel moderne[48].
Aménagement intérieur de La Maison Moderne à Paris, Deutsche Kunst und Dekoration, 1900, reproduit dans Henry Van de Velde Passion Fonction Beauté, publié à l’occasion de l’exposition éponyme au musée du Cinquantenaires à Bruxelles, 2013, éditions Lanoo, Tielt, 2013. Droits réservés.
L’initiative de Meier-Graefe est alors très novatrice en France et La Maison Moderne doit être le tremplin d’une nouvelle alliance entre art, industrie et commerce. Il tente de constituer alors le seul trio capable d’offrir à une critique et à un public réticent des objets et des ameublements abordables, un trio qui serait constitué de l’artiste, du fabricant et du marchand[49]. Une fois sa galerie ouverte et ce jusqu’à sa vente, Meier-Graefe va progressivement se désengager de la direction de Dekorative Kunst et de L’Art décoratif, même si le partage de bureaux administratifs de la rue des Petits-Champs entre la galerie et les périodiques ainsi que la fréquence d’articles publiés par lui dans les deux revues indiquent que ce désengagement ne sera jamais total. S’il se présente volontiers comme directeur de La Maison Moderne et de L’Art décoratif, il lui est difficile de concilier ouvertement la direction d’une galerie d’art moderne avec la rédaction d’articles dans des revues militant pour la même cause[50]. Il réussit à mener une action concertée grâce à l’utilisation de son nom réel à la tête de La Maison Moderne et à l’emploi de pseudonymes pour la publication de ses articles.
Si la fondation de Dekorative Kunst puis de L’Art décoratif ont placé Meier-Graefe sur le devant de la scène artistique parisienne, la création de La Maison Moderne le distingue comme l’un des acteurs principaux du marché de l’art au début du XXe siècle. Il dispose alors de tous les moyens nécessaires pour diffuser ses idées grâce aux écrits publiés et aux objets proposés à la vente. De plus sa qualité de directeur de galerie lui permet de sélectionner les artistes avec lesquels il souhaite collaborer et constitue par ce biais un réseau de création à l’échelle européenne pouvant contribuer à alimenter le climat d’émulation qui règne alors dans la capitale française. Cependant, son positionnement en tant que défenseur d’un art décoratif moderne, déterminé à « déclarer la guerre au goût français et à la situation en France », fait de La Maison Moderne une entreprise risquée, qui doit convertir au plus vite le public parisien au goût moderne sous peine de disparaître.
Bertrand Mothes
Notes
[1] Cat. exp. Les origines de l’Art nouveau: la Maison Bing, Anvers, Fonds Mercator, Paris, Les Arts décoratifs, Amsterdam, Van Gogh Museum, 2004.
[2] Lee SORENSEN, « Julius Meier-Graefe », Dictionary of Art Historians, [http://www.dictionaryofarthistorians.org/meiergraefej.htm].
[3] Ville de Banat, aujourd’hui en Roumanie.
[4]Kenworth MOFFETT, Meier-Graefe as Art Critic, Munich, Prestel-Verlag, 1973, p. 9.
[5] Lee SORENSEN, « Julius Meier-Graefe », Dictionary of Art Historians, [http://www.dictionaryofarthistorians.org/meiergraefej.htm].
[6] Cat. exp. Alexandre Charpentier (1856-1909). Naturalisme et Art Nouveau, Paris, Musée d’Orsay, N. Chaudun, 2007, p. 126.
[7] Jean-Michel LENIAUD, L’Art nouveau, Paris, Citadelles & Mazenod, 2009, p. 453-454.
[8] Cat. exp. Art nouveau : Symbolismus und Jugendstil in Frankreich, Stuttgart, Arnoldsche, 1999, p. 150.
[9] Catherine KRAHMER, « Meier-Graefe et les arts décoratifs, un rédacteur à deux têtes » dans Alexandre KOSTKA, Françoise LUCBERT (dir.), Distanz und Aneignung, Relations artistiques entre la France et l’Allemagne 1870-1945, Berlin, Akademie Verlag, 2004, p. 232.
[10] Cat. Exp Georges Lemmen 1865-1916, Bruxelles, Crédit Communal, Gand, Snoeck-Ducaju & Zoon, Anvers, Pandora, 1997, p. 51.
[11] Henry VAN DE VELDE, Récit de ma vie. 1, Anvers, Bruxelles, Paris, Berlin (1863-1900), texte établi et commenté par Anne VAN LOO et Fabrice VAN DE KERCKHOVE, Bruxelles, Versa, Paris, Flammarion, 1992, p. 263.
[12] La conversation a lieu dans le salon de musique de la maison de la belle-mère de Van de Velde, qu’il vient de réaménager pour Irma Sèthe, sœur de sa femme Maria, avec un papier peint à motif de dahlias.
[13] Roger CARDON, Georges Lemmen (1865-1916), Anvers, Petraco-Pandora, 1990, p. 448.
[14] Les origines de L’Art nouveau : la Maison Bing, op. cit., note 1, p. 236.
[15] MOFFETT, op. cit., note 4, p. 28.
[16] Julius MEIER-GRAEFE, « L’Art Nouveau. Das Prinzip », Das Atelier, 1896, n °5, p. 2-4 ; traduction par Edwin Becker dans Les origines de L’Art nouveau : la Maison Bing, op. cit. note 1, p. 129-131.
[17] MOFFETT, op. cit., note 4, p. 28.
[18] Documents sur l’Art Industriel au vingtième siècle. Reproductions photographiques des principales œuvres des collaborateurs de la Maison Moderne. Commentées par R. [Raoul] AUBRY, H. [Henri] FRANTZ, G.-M. JACQUES [pseud. Julius MEIER-GRAEFE], G. [Gustave] KAHN, J. [Julius] MEIER-GRAEFE, Gabriel MOUREY, Y. [Yvanhoé] RAMBOSSON, E. [Émile] SEDEYN, Gustave SOULIER, G. [Georges] BANS, avec neuf hors textes par Félix VALLOTTON Les Métiers d’Art. Paris, Édition de La Maison Moderne, 1901, p. 11 [Préface].
[19] Julius MEIER-GRAEFE, « Dekorative Kunst », Neue Deutsche Rundschau, juin 1896, p. 543-560.
[20] Sur les pseudonymes de Meier-Graefe, voir KRAHMER, op. cit. note 9, p. 248-249.
[21] Catherine Krahmer attribue le dessin de la couverture à Van de Velde (KRAHMER, op. cit. note 9, p. 233) et Roger Cardon l’attribue à Van Rysselberghe (CARDON, op. cit. note 13, p. 445-446).
[22] CARDON, op. cit. note 13, p. 176.
[23] VAN DE VELDE, op. cit. note 11, p. 267.
[24] VAN DE VELDE, op. cit. note 11, p. 277.
[25] LENIAUD, op. cit. note 7, p. 129.
[26] VAN DE VELDE, op. cit. note 11, p. 341.
[27] La composition de Van de Velde sera utilisée comme couverture de L’Art décoratif jusqu’au n° 24 de la revue, en septembre 1900.
[28] KRAHMER, op. cit. note 9, p. 239.
[29] Julius MEIER-GRAEFE [n. s.], « Préface », L’Art décoratif, octobre 1898, n °1, p. 2.
[30] L’Art décoratif, décembre 1898, n° 3, n. p.
[31] Lettre de Paul Signac à Charles Angrand, 30 décembre 1896, archives privées, citée dans Paris-Bruxelles, Bruxelles-Paris symbolisme, art nouveau : les relations artistiques entre la France et la Belgique, 1848-1914, cat. exp., Paris, Réunion des musées nationaux, Anvers, Fonds Mercator, 1997, p. 393.
[32] Nancy J. TROY, Modernism and the Decorative Arts in France : Art Nouveau to Le Corbusier, New Haven et Londres, Yale University Press, 1991, p. 32.
[33] « Meier-Graefe lässt sich, wenigstens vorläufig, auf solche Kompromisse nicht ein » (Max OSBORN, « La Maison Moderne in Paris », Deutsche Kunst und Dekoration, novembre 1900, vol. VII, p. 102).
[34] Stephen ESCRITT, L’Art nouveau, Paris, Phaidon, 2002, p. 316.
[35] Documents sur l’Art Industriel au vingtième siècle, op. cit., note 18, p. IV [Préface].
[36] Art nouveau : Symbolismus und Jugendstil in Frankreich, op. cit.,note 8, p. 151.
[37] TROY, op. cit., note 32, p. 46.
[38] Documents sur l’Art Industriel au vingtième siècle, op.cit., note 18, p. I [Préface]. Cette reconnaissance de l’action de Meier-Graefe est à modérer : il semble qu’il soit lui-même l’auteur de la préface des Documents sur l’Art Industriel au vingtièème siècle ainsi que celui du commentaire de la section « Ameublement », étant mentionné sur la page de garde comme l’un des contributeurs à l’ouvrage alors qu’aucun des textes signés ne l’est de son nom. Il est cependant indiscutablement l’auteur du commentaire sur les objets en métal et objets d’éclairage, signé sous son pseudonyme G.-M. Jacques.
[39] R. [pseud. Julius MEIER-GRAEFE], « Chronique de l’art décoratif, La « Maison Moderne » », L’Art Décoratif, septembre 1899, n° 12, p. 277.
[40] R. [pseud. Julius MEIER-GRAEFE], « Chronique de l’art décoratif, La « Maison Moderne » », L’Art Décoratif, octobre 1899, n° 13, p. 51.
[41] R. [pseud. Julius MEIER-GRAEFE], « Chronique de l’art décoratif, La « Maison Moderne » », L’Art Décoratif, novembre 1899, n° 14, p. 96
[42] Paris-Bruxelles, Bruxelles-Paris, op. cit., note 31, p. 392.
[43] TROY, op. cit., note 32, p. 43 ; ESCRITT, op. cit., note 34, p. 318.
[44] Documents sur l’Art Industriel au vingtième siècle, op. cit., note 18, p. I [Préface].
[45] R., op. cit., note 3_9, p. 277.
[46] OSBORN, op. cit., note 33, p. 99.
[47] VAN DE VELDE, op. cit., note 11, p. 357.
[48] KRAHMER, op. cit., note 9, p. 240.
[49] Rossella FROISSART PEZONE, L’art dans tout. Les arts décoratifs en France et l’utopie de l’Art Nouveau, Paris, CNRS Éditions, 2004, p. 69.
[50] [50] KRAHMER, op. cit., note 9, p. 237.
La dernière publication du Cercle Guimard est à présent disponible dans trois librairies parisiennes et bientôt dans d’autres établissements.
Deux librairies spécialisées :
– Le Cabanon, 122 rue de Charenton, 75012 Paris
– Librairie du Camée, 70 rue Saint André des Arts, 75006 Paris
ainsi qu’à la librairie Villa Browna, idéalement située 27 avenue Rapp, mitoyenne de l’immeuble phare de Lavirotte.
Une dédicace aura lieu le 17 juin à 19h 15 à la libraire Le Cabanon, en présence des auteurs.
Immeuble Logilux, 1904 (Céramic hôtel), 34 avenue de Wagram. Photo F. D.
Rappelons également que l’exposition consacrée à Jules Lavirotte à Évian est ouverte du 1er juin au 30 septembre 2025, à la villa du Châtelet où le livre est également disponible.
Pisté depuis des années, ce vase exceptionnel est tout récemment entré dans les collections de notre partenaire pour le projet de musée Guimard. Des négociations au long cours ont abouti à l’acquisition de cet objet rare, le premier de son genre à être identifié et décrit. Contrairement à d’autres domaines des arts décoratifs où Guimard a abondamment créé, il a en effet très peu produit pour la verrerie.
Vase Guimard de la Cristallerie de Pantin, haut. 40,2 cm, diamètre extérieur au niveau de l’ouverture : 5,2 mm, diamètre extérieur à la base : 12,7 cm, poids, 1,437 kg. Coll. part. Photo F. D.
La forme générale est celle, assez banale pour la verrerie de style Art nouveau, d’un « vase bouteille » pouvant se décomposer en trois parties : une base très aplatie soulignée par un ressaut, un fût très légèrement conique et un rétrécissement sommital avant l’inflexion de l’ouverture vers l’extérieur. Cette forme, pourvue de côtes tournoyantes, semble inédite chez Guimard qui n’a pas tenté de reproduire les silhouettes de ses modèles conçus pour le bronze ou pour la céramique. Mais comme nous le verrons plus loin, sommes-nous certains que Guimard soit l’auteur de cette forme ?
Ce vase est longtemps resté dans la famille du vendeur, mais il n’a pas été possible d’en connaitre les conditions d’achat originelles. Il est en bon état, malgré quelques griffures et la marque d’un léger dépôt calcaire montrant qu’il a été utilisé à une époque comme vase à fleurs.
Il a été produit à la Cristallerie de Pantin[1], comme l’indique la signature gravée en intaille à son culot, autour du logo « STV » reprenant les initiales du nom exact de la cristallerie : Stumpf, Touvier, Viollet & Cie.
Signature de la Cristallerie de Pantin au culot du vase. Coll. part. Photo Justine Posalski.
Haut de 40,2 cm et pesant 1,437 kg, il a un volume de 0,480 litre. Ces deux dernières données permettent de calculer sa densité : 2,99, très proche de celle du cristal au plomb classique (3,1).
Calcul du volume du vase Guimard de la Cristallerie de Pantin. Coll. part. Photo Fabien Choné.
La question de la nature exacte de son matériau se posait, même si le vase provient d’une cristallerie, car nous avons établi que les verrines des candélabres des accès du métro produites par cette même cristallerie à partir de 1901 étaient en verre, sans ajout de plomb. Le Cercle Guimard en a récemment acheté un exemplaire.
Verrine d’un candélabre du métro Guimard. Coll. Le Cercle Guimard. Photo F. D.
Le culot du vase est également porteur de la signature manuscrite et cintrée de Guimard. Elle est caractérisée par la continuité du graphisme en un seul trait joignant le prénom et le nom et se terminant par le long paraphe revenant les souligner. On note que son exécution à la pointe est un peu plus hésitante que celle du logo de la cristallerie pour lequel l’ouvrier affecté à cette tâche répétitive disposait d’un pochoir.
Signature de Guimard au culot du vase de la Cristallerie de Pantin. Photo Justine Posalski.
Le millésime « 1903 » figure également sous la signature et nous renvoie à l’époque du pavillon que Guimard a édifié au sein de la nef du Grand Palais pour l’Exposition de l’Habitation cette année-là. À cette occasion il a fait éditer la série de cartes postales Le Style Guimard reproduisant ses principales œuvres architecturales.
Le pavillon « Le Style Guimard » au sein de l’Exposition de l’Habitation au Grand Palais en 1903. Carte postale ancienne n° 1 de la série Le Style Guimard. Coll. part.
Dans la liste des collaborateurs qui figure sur le prospectus joint à l’emballage de la série de ces cartes postales, on retrouve la mention de la Cristallerie de Pantin, au 66 rue d’Hauteville, lieu de son dépôt parisien.
Vue partielle du prospectus de l’emballage de la série des cartes postales Le Style Guimard. Coll. part.
La cristallerie figurait dans cette liste de collaborateurs, d’une façon certaine pour les verrines du portique d’accès de métro qui encadrait l’entrée du pavillon de Guimard, et sans doute aussi pour un autre produit exposé : probablement des vases, comme le suggère le descriptif que Guimard a associé au nom du fournisseur : « cristallerie pour décoration et ameublement ». Mais les vues de l’intérieur du pavillon que nous connaissons ne montre pas malheureusement pas ces vases. D’ailleurs, rien n’indique qu’à cet instant les cristaux présentés dans le pavillon étaient déjà le fruit d’une collaboration entre l’architecte et la Cristallerie de Pantin. Guimard a pu tout simplement choisir des produits de la cristallerie sur catalogue afin de décorer les meubles exposés. L’année suivante, en revanche, nous avons acquis la certitude que cette collaboration a abouti. Dans l’opuscule que Guimard a édité à l’occasion du Salon d’automne de 1904, il a détaillé son envoi par catégories. Le numéro 4 des « Objets d’art Style Guimard » est décrit de la façon suivante : « Vase Style Guimard en cristal aigue marine. Prix : 65 francs ».
Cette dénomination « aigue-marine » n’a pas été inventée par Guimard qui, au contraire, s’est inséré dans une production de la Cristallerie de Pantin qui avait démarré quelques années plus tôt. Elle fait bien sûr référence au nom de la pierre fine, une variété de béryl, de couleur bleu clair, évoquant la mer. Ces nuances bleutées, difficiles à obtenir, ont été recherchées de façon empirique par différentes cristalleries françaises. Émile Gallé à Nancy a ainsi obtenu avec un monoxyde de cobalt une couleur d’un bleu très léger nommée « clair de lune », dévoilée à l’Exposition universelle de 1878. À la Cristallerie de Pantin, pour obtenir un verre légèrement opacifié à irisations intermédiaires turquoises, le jaune du dioxyde d’urane et le vert d’un oxyde de chrome ont été mêlés au bleu de cobalt.
La première mention de production de cristaux « aigue-marine » par la Cristallerie de Pantin que nous connaissons a fait l’objet d’une page du catalogue de la Maison Moderne[2] paru en 1901.
Documents sur l’Art Industriel au vingtième siècle (catalogue de La Maison Moderne), Paris, Edition de La Maison Moderne, 1901, p. 12, « Crisallerie de Pantin/Vases en cristal aigue-marine ». Coll. part.
Sur les deux photographies de cette page, vingt-deux vases de différentes formes et d’une couleur qui ne peut être que bleutée présentent tous des côtes tournoyantes, souvent régulièrement ponctuées de reliefs comme le sont les surfaces des coquillages, autre manière de rappeler l’inspiration marine de la série. Le ou les auteurs de ces formes modernes ne sont pas mentionnés, signe qu’il s’agit probablement d’employés de la cristallerie[3].
Le vase en cristal de Guimard ne nous était pas complètement inconnu puisque les documents de la donation Adeline Oppenheim-Guimard conservés à la Bibliothèque des Arts Décoratifs permettent d’en identifier au moins deux exemplaires décorant un meuble probablement présenté au Salon d’Automne.
Coll. Bibliothèque des Arts Décoratifs, don Adeline Oppenheim-Guimard, 1948. Photo Laurent Sully Jaulmes.
Au sein du même ensemble documentaire, un autre modèle de vase torsadé, avec une base plus piriforme et un col plus effilé, est très proche du n° 4357 de la page du catalogue de la Maison Moderne (cf. supra). L’intervention de Guimard n’y est pas pour autant attestée.
Coll. Bibliothèque des Arts Décoratifs, don Adeline Oppenheim-Guimard, 1948. Photo Laurent Sully Jaulmes.
Autre exemple de vase qui pourrait provenir de la Cristallerie de Pantin, le modèle en cristal translucide présenté dans la vitrine du grand salon de l’hôtel Guimard reprend le même type de torsades.
Détail de la vitrine du grand salon de l’hôtel Guimard. Coll. part.
On notera qu’aucun de ces vases ne présente de décor floral surajouté imitant le style des verreries nancéiennes Gallé et Daum. Il s’agit peut-être d’une demande expresse de la Maison Moderne, exigeant une certaine sobriété plus conforme à la ligne belge de Van de Velde qu’elle défend. Car, en dehors de la Maison Moderne, la Cristallerie de Pantin a produit de nombreux modèles de vases « aigue-marine » à décor floral que l’on retrouve de temps à autre sur le marché de l’art.
Vase « aigue-marine » à décor floral gravé à l’acide de la Cristallerie de Pantin, galerie en ligne les_styles_modernes, vente sur eBay Pays-Bas, mai 2025, haut. 24,8 cm, diam. 10,3 cm, poids, 796 g. Photo les_styles_modernes, droits réservés.
Vase « aigue-marine » à décor floral gravé à l’acide de la Cristallerie de Pantin, galerie en ligne les_styles_modernes, vente sur eBay Pays-Bas, mai 2025, haut. 24,8 cm, diam. 10,3 cm, poids, 796 g. Photo les_styles_modernes, droits réservés.
Comme ces vases, celui de Guimard possède lui aussi un décor gravé à l’acide, mais qui lui est propre et qui témoigne des recherches qu’il a menées pour renouveler son style semi-abstrait en s’éloignant progressivement des arrangements harmoniques de lignes courbes ou capricieuses qui le caractérisaient autour de 1900.
Détail du décor du vase Guimard de la Cristallerie de Pantin. Coll. part. Photo F. D.
Encore une fois, il n’est pas simple de décrire ou d’interpréter ce décor qui laisse l’imagination de l’observateur trouver ses propres références. Si une inspiration végétale parait toujours présente avec des tiges et des fleurs fortement stylisées et répétées dix fois sur la circonférence, un motif s’inspirant de la clef de sol n’est pas impossible.
Détail du décor du vase Guimard de la Cristallerie de Pantin. Coll. part. Photo F. D.
Certains des dessins aquarellés de projets de frises, non datés, donnés par sa veuve Adeline Oppenheim au Musée des Arts Décoratifs présentent quelques similitudes stylistiques.
Guimard, détail d’un projet pour une frise, aquarelle sur papier. Coll. Bibliothèque des Arts Décoratifs, don Adeline Oppenheim-Guimard, 1948. Photo Laurent Sully Jaulmes.
D’autres éléments du décor comme les filets bleus ou la coloration jaune en partie haute nous permettent d’avancer des hypothèses quant au processus de fabrication du vase. Comme pour toute fabrication, le verrier cueille dans le four une paraison avec sa canne creuse et lui donne une première forme ébauchée par soufflage et balancement. Puis il roule la paraison sur le « marbre » (une table en fonte dépolie) pour lui adjoindre des poudres d’os calcinés et d’arséniates qui y ont été préalablement disposés et qui donneront au verre un aspect satiné sur toute la hauteur du vaisseau ainsi qu’une coloration jaune au niveau de son quart supérieur. De plus, des filets bleus également torsadés, visibles en partie supérieure et en partie inférieure du vase, ont été préparés à l’avance, posés puis recouverts d’une nouvelle couche de verre reprise dans le four. Il s’agit donc d’un décor intercalaire et non de la technique habituelle des filets vénitiens qui sont plaqués en surface.
Col du vase Guimard de la Cristallerie de Pantin avec les filets bleus intercalaires. Coll. part. Photo F. D.
Base du vase Guimard de la Cristallerie de Pantin avec les filets bleus intercalaires. Coll. part. Photo F. D.
Le vaisseau de verre étant toujours au bout de la canne (du côté de la future ouverture), la base est ébauchée par gravité et tamponnement contre le marbre. Puis il est introduit dans le moule bivalve et soufflé de façon à être plaqué sur les parois. C’est à ce moment que l’essentiel des reliefs tournoyants est donné. Une fois le moule ouvert, le vaisseau est repris sous la base à l’aide d’une petite masse de verre en fusion au bout d’une barre de fer (le pontil). Du côté opposé, le col reçoit une torsion (comme en témoigne la disposition des bulles d’air qui suivent ce mouvement) avant d’être détaché de la canne en le coupant aux ciseaux et en le façonnant à la pince.
Col du vase Guimard de la Cristallerie de Pantin. Coll. part. Photo Justine Posalski.
Après un léger refroidissement qui assure sa stabilité, le vaisseau est enrobé d’une couche mince d’un verre d’un bleu plus intense que le verrier va cueillir dans un second four. Le vase est alors détaché du pontil qui lui laisse une cicatrice sous la base. Après un refroidissement progressif, il reçoit un traitement à l’acide fluorhydrique du verre bleu plaqué en surface. Pour dégager le décor qui sera conservé en bleu, on a préalablement protégé sa surface par un vernis (à cette époque du bitume de Judée), tandis que les surfaces non protégées sont éliminées par l’acide jusqu’à faire apparaitre le verre sous-jacent. Sous la base, la trace du pontil est effacée par meulage et polissage pour pouvoir y graver le logo de la cristallerie et la signature de Guimard comme nous l’avons vu plus haut. En revanche, au niveau de l’ouverture, les irrégularités de surface qui subsistent montrent que le verre n’a pas été retravaillé par meulage.
Col du vase Guimard de la Cristallerie de Pantin. Coll. part. Photo F. D.
Si ce vase est parvenu si tardivement à la connaissance des spécialistes de Guimard, c’est tout d’abord en raison de sa rareté. Son exécution encore imparfaite, visible notamment par son bullage assez conséquent, semble indiquer qu’il a fait partie d’une série qui a été des plus réduite. L’autre raison est que son attribution à Guimard n’est pas évidente au premier regard. Il est même probable qu’en l’absence de signature[4] et malgré son décor naturaliste abstrait, ce vase n’aurait pas sans doute pas suscité le même intérêt de notre part, ni les recherches qui en ont découlé pour retrouver les rares indices permettant de le localiser au sein de l’œuvre de Guimard. En même temps qu’il a eu la volonté de simplifier le Style Guimard en le résumant à un simple décor sur un objet pouvant s’accommoder finalement de tous les styles d’intérieurs, il est tout à fait probable que Guimard ait aussi fait le choix d’une forme de vase déjà existante à la Cristallerie de Pantin — forme qui n’était d’ailleurs pas nécessairement déjà commercialisée — et qu’il l’ait « guimardisée », reproduisant en cela la même démarche qu’avec les produits de certains autres fabricants comme nous l’avons démontré pour les vases en grès édités par Gilardoni & Brault[5].
Frédéric Descouturelle et Olivier Pons,
avec l’aide de Justine Posalski et de Georges Barbier-Ludwig.
Notes
[1] La cristallerie a été fondée en 1847, au 84 de la rue de Paris à Pantin et reprise en 1859 par E. Monot, ancien ouvrier de la cristallerie de Lyon. Elle a rapidement prospéré, devenant la cinquième cristallerie française puis, après la guerre de 1870 (et le passage de la cristallerie de Saint-Louis en territoire allemand), la troisième (après Baccarat et Clichy). La cristallerie usinait industriellement une gamme complète de produits qu’elle exposait dans son magasin parisien de la rue de Paradis. Son dépôt était également à Paris, au 66 rue d’Hauteville. La raison sociale a évolué : « Monot et Cie », puis « Monot Père et Fils et Stumpf », puis « Stumpf, Touvier, Viollet & Cie » après le retrait de Monot en 1889. Elle a été absorbée en 1919 par la verrerie Legras (Saint-Denis et Pantin Quatre-Chemins).
[2] Fondée par le critique d’art Julius Meier-Graefe à la fin de l’année 1899, cette galerie consacrée à l’art décoratif moderne entrait en concurrence avec celle plus connue de Siegfried Bing, L’Art Nouveau. Deux articles lui seront très prochainement consacrés par Bertrand Mothes.
[3] Pour d’autres produits, le catalogue indique le nom des auteurs des modèles. Dans ce cas, on peut penser que le contrat passé entre la galerie et l’auteur spécifiait que le nom de ce dernier devait être mentionné.
[4] Un autre exemplaire de ce vase a été répertorié et figure dans l’ouvrage « Le génie verrier de l’Europe » (G. Cappa, éd. Mardaga, 1998). Contrairement à notre vase à la couleur « aigue-marine » dominante, celui-ci se caractérise par un cristal incolore doublé de métallisations dégradées faisant davantage la part belle aux nuances « rosathea » et « jaune » tandis que la tonalité « aigue-marine » se concentre sur un petit tiers inférieur. Cet exemplaire ne présentant pas de signature, il est possible qu’il s’agisse d’un prototype.
[5] Cf. notre article sur la « guimardisation » des vases en grès édités par Gilardoni & Brault.
En 2018, l’association Jules Lavirotte a publié un premier livre consacré à la vie et à l’œuvre d’un architecte à la renommée paradoxale puisque si son nom et quelques-unes de ses œuvres sont bien connus du public, sa vie et sa carrière étaient jusque là pratiquement ignorées des spécialistes eux-mêmes. Cette année, les auteurs, Yves Lavirotte et Olivier Barancy, ont choisi le Cercle Guimard pour la publication de la nouvelle édition de l’ouvrage revue et augmentée. Même si la première version — à présent épuisée — était remarquable, cette nouvelle édition la surpasse. Sur 192 pages et avec de nombreuses illustrations, les auteurs complètent la carrière de l’architecte d’informations inédites et de nouvelles œuvres. Le livre sera disponible à partir des derniers jours du mois de mai, au prix de 35 €. Sa parution sera suivie d’une présentation dédicace et de visites guidées consacrées à l’œuvre de Lavirotte, des évènements sur lesquels nous reviendrons bientôt.
Pour le lancement de cette nouvelle édition, les auteurs ont saisi l’occasion d’une exposition consacrée à l’architecte et organisée avec leur concours par la ville d’Évian à la villa du Châtelet, du 1er juin au 30 septembre 2025.
Olivier Barancy nous livre ci-après l’histoire de l’établissement thermal construit à Évian par Lavirotte et dont la villa du Châtelet est un des bâtiments subsistants.
Vue générale de la buvette, côté lac, tirage photographique ancien. Coll. part.
À la suite de l’acquisition, le 4 avril 1906, par MM. Arthur Sérasset et Émile Lavirotte de terrains bâtis au bord du lac Léman à Évian-les-Bains, Jules Lavirotte est pressenti par ses frères pour construire un établissement thermal sur les terrains tout juste acquis. L’architecte se met immédiatement au travail et les travaux débutent rapidement.
Jules Lavirotte dans une galerie de la buvette, tirage photographique ancien. Coll. part.
Le projet est important : sur un terrain pentu d’environ 15 000 m2, avec un linéaire de plus de 100 m le long d’une route très passante qui longe le lac, doit s’élever au 29 quai Paul-Léger un premier bâtiment neuf, la « buvette ». Celle-ci doit intégrer une petite villa néo-Renaissance, de construction récente (1898) et coquettement distribuée. Un patio imaginé par l’architecte résoudra la jonction entre la construction neuve et la partie existante, qui accueillera les bureaux. La buvette comprend tous les aménagements nécessaires pour recevoir les curistes, ainsi que les services commerciaux liés aux bureaux. En complément, deux villas existantes, dont celle dite du Châtelet qui donne son nom au complexe thermal, sont aménagées pour loger les curistes, ainsi que le bâtiment des communs et la maison du jardiner, en haut du parc, qui accueillent le personnel. La buvette, de style Art nouveau tardif, se développe sur trois niveaux. Le rez-de-chaussée abrite la partie commerciale d’embouteillage, incluant un quai de déchargement couvert et les services. L’étage comprend, côté lac, une grande galerie promenoir à colonnes accouplées, flanquée d’une salle de lecture et d’un grand salon ; et côté sud, à l’opposé du lac donc, « une buvette luxueusement aménagée » reliée à une « salle de lunch ». Le tout est couvert par des terrasses en ciment armé auxquelles on accède par un escalier abrité dans un gracieux campanile à l’Ouest de la façade. À l’Est et à l’angle opposé un autre campanile, à la fine silhouette, s’élance jusqu’à 16 mètres. Ces deux édicules permettent de signaler de loin l’établissement, selon un procédé architectural assez répandu dans la composition d’un édifice public. L’aménagement intérieur est luxueux : un grand vitrail[1] au fond de la galerie sud représente un paysage de montagnes enneigées d’où s’écoule un torrent ; aux murs, des fresques à l’antique présentent des fontaines et des guirlandes ; et du plafond pendent des lustres à branches dorées, ornés de feuilles à trois tons et de grappes en verre de Murano[2] ; des mosaïques enfin recouvrent le sol. Dans le parc, un ruisseau serpente entre des rocailles et traverse un kiosque rustique où parvient également l’eau d’une seconde source, à l’arrière du « châtelet ». L’établissement est inauguré fin 1910.
Françoise Breuillaud-Sottas, spécialiste du thermalisme à Évian, a souligné l’originalité du projet : « Seule la source du Châtelet est associée à un véritable établissement hydrothérapique. »
Une galerie de la buvette, coté parc, tirage photographique ancien. Coll. part.
En parallèle, l’administrateur de la Société des Sources du Chatelet et associé d’Émile Lavirotte, Arthur Sérasset, confie à Jules Lavirotte les « pleins pouvoirs » afin de trouver puis d’aménager des boutiques à Paris pour commercialiser les bouteilles d’eau minérale. Il en réalisera au moins deux, au 36 boulevard des Italiens et au 56 boulevard de Bercy. Les finitions de la buvette semblent soignées car certains prestataires sont les mêmes que ceux qui interviennent à l’hôtel particulier de l’avenue de Messine à Paris. Enfin l’architecte réalise en 1909 à Évian, 4 avenue du Port, l’Office des baigneurs ; c’est un local modeste pour une agence immobilière, propriétaire également du journal Évian Mondain.
En revanche, le complément de commande pour la construction du grand hôtel qui domine le parc est difficile à obtenir car l’assemblée des actionnaires reproche à Lavirotte le manque de suivi pour le premier établissement et le dépassement budgétaire. Elle exige la présence sur place d’un architecte adjoint : ce sera Étienne Curny (1861-1945), actif à Lyon et dans sa région. Les grandes lignes du projet établi en 1907 sont plus classiques que la buvette quoiqu’on note avec intérêt la grande terrasse avec vue sur le lac, l’audacieuse marquise de l’entrée côté sud et les frises florales qui ceignent le bâtiment sous l’attique ; mais à la demande des commanditaires, les plans sont fortement modifiés pour abaisser les coûts et augmenter le nombre de chambres. La façade nord en particulier, avec ses balcons, ses deux avant-corps et son comble habité dissymétrique en ardoises n’a pas grand-chose à voir avec l’esquisse initiale. Lavirotte finalement n’intervient plus.
Auguste Labouret, grand vitrail de la buvette, du côté parc. Photo Christophe Lavirotte.
En 1925, éclate un scandale autour de l’eau des Sources Évian-Châtelet : ses dirigeants, dont son président M. Bocheux, sont condamnés à plusieurs mois de prison ferme pour la commercialisation d’eau minérale non conforme aux normes sanitaires. L’année suivante, l’hôtel du Châtelet prend le nom d’hôtel du Parc. Puis en 1938 la buvette est démolie[3] pour laisser place à une route qui relie le quai à l’hôtel où le 18 mars 1962 seront signés les accords d’Évian, mettant fin à la guerre d’Algérie.
Olivier Barancy
Notes
[1] Dû à Auguste Labouret (1871-1964), prolifique maître verrier installé à Paris.
[2] Jules Lavirotte est allé lui-même les choisir à Venise.
[3] Certains éléments seront conservés et mis en scène dans le parc.
Notre amie Justine Posalski, membre du Cercle Guimard depuis plusieurs années, vient d’obtenir son doctorat en histoire de l’Art qui a porté sur la carrière de l’un des acteurs majeurs de l’École de Nancy, Camille Gauthier (1870-1963). Son nom a été popularisé par la marque « Gauthier-Poinsignon » et par son importante production de meubles modernes à bon marché que nous avons déjà évoquée ici, mais sa biographie avait été encore peu explorée. À la demande de son directeur de thèse, Justine Posalski a exploré le côté social et innovant de l’activité commerciale de Gauthier, notamment par sa technique de vente. Cependant, ses recherches l’ont conduite à s’intéresser de plus près au contexte dans lequel se sont nouées ses relations avec Louis Majorelle (1859-1926). C’est cet aspect peu connu et qui remet en question certaines opinions acquises que nous lui avons proposé de présenter dans cet article.
Anonyme, portrait de Camille Gauthier, tirage photographique d’époque. Coll. Musée de l’École de Nancy.
Jusqu’à présent, les exégètes de Majorelle, assez discrets sur le sujet, se contentaient de considérer que Camille Gauthier n’avait joué qu’un rôle mineur de simple collaborateur subalterne. Mais la lecture de missives des archives personnelles de la fille de Camille Gauthier indique que son père avait été recruté au sein de la firme nancéienne pour y exercer les fonctions de directeur artistique. Faute d’archives consultables, il convient donc d’examiner plus attentivement les éléments chronologiques qui permettent de rééquilibrer le rôle de chacun.
Initialement fondée à Toul par Auguste Majorelle (1825-1879), la société Majorelle a été transférée à Nancy en 1861. Après le décès de son père, Louis Majorelle a interrompu ses études à l’École nationale des Beaux-Arts de Paris pour revenir à Nancy et s’occuper de l’entreprise familiale qui bénéficie alors d’une réputation solidement établie et d’une popularité qui est synonyme d’excellente marche des affaires. À la céramique qui est à l’origine du succès du fondateur, se sont ajoutées la fabrication de meubles décorés au vernis Martin et la vente de reproductions de mobilier de style qui ont renforcé le renom de la firme nancéienne. Le goût de Louis Majorelle pour la peinture et sa proximité avec la jeune garde des peintres lorrains vont le conduire à s’orienter vers une politique de création novatrice, en associant ses anciens condisciples à la production d’œuvres d’exception.
En 1882, il sollicite le peintre Émile Friant (1863-1932) afin que ce dernier réalise la décoration de la porte d’un meuble sur le thème du roman de Miguel de Cervantes Don Quichotte de la Manche. En 1886, il s’adresse aux frères Jules (1833-1887) et Léon Voirin (1833-1898) pour réaliser l’ornementation de la face intérieure d’un paravent destiné à la cour royale des Pays-Bas. Les frères Voirin, en collaboration avec Majorelle, réalisent cinq paravents. Le succès est tel que Majorelle sollicitera la fratrie pour exécuter cinq autres paravents. Pour l’Exposition universelle de 1889, c’est un somptueux lit traineau néo-Louis XV dont les panneaux sont décoré au vernis Martin d’après Watteau qui attire l’attention sur la maison Majorelle.
Maison Majorelle, lit traineau présenté à l’Exposition Universelle de 1889, décoré d’après Watteau.
L’année 1893 s’avère être un tournant dans l’évolution de la maison Majorelle. Sur un plan juridique, la société en nom collectif prend alors la dénomination de « Majorelle Frères ».
Cette même année, Camille Gauthier, né dans les environs de Nancy, élève à l’École des Beaux-Arts de Nancy puis pendant trois ans à l’École nationale des Arts Décoratifs de Paris[1], regagne sa province d’origine pour être embauché par Louis Majorelle qui se consacre désormais exclusivement à la direction artistique de la firme familiale. Ce dernier a pressenti qu’il était dans l’air du temps d’abandonner les modèles d’un passé révolu afin — à l’instar d’Émile Gallé — de se tourner résolument en direction de la modernité. Il a compris que l’avenir ne saurait se contenter de la répétitivité sclérosante du mobilier créé par son père et qu’il convenait de donner à ses ateliers une toute nouvelle impulsion. Camille Gauthier qui a alors vingt-trois ans a été en contact avec ce qui se faisait de plus avant-gardiste dans la capitale. Le jeune homme semble posséder toutes les qualités nécessaires pour l’aider à relever de nouveaux défis. Son engagement chez Majorelle est d’ailleurs concomitant et symétrique à celui de Jacques Gruber chez Daum[2]. Ces deux émules d’Émile Gallé dans le domaine de l’ébénisterie et de la verrerie de style moderne ont ainsi misé sur de jeunes artistes lorrains mais dont la formation avait été parachevée dans la capitale. Il est également à noter que, quelques années plus tard, d’autres influences purement parisiennes comme celles de Tony Selmersheim ou d’Henri Sauvage ont marqué l’évolution moderne du mobilier de Majorelle.
Un examen attentif d’un catalogue commercial illustré titré « Majorelle Nancy » [3], postérieur à 1890 mais antérieur à l’exposition de 1894, nous fournit un certain nombre d’indications fiables[4] sur le virage moderne de la maison Majorelle. On y constate que l’ameublement n’est pas parmi les catégories les plus mises en avant. Il ne représente qu’un faible pourcentage des produits proposés à la vente, n’apparaissant qu’à la page 48 et se terminant à la 57ème et dernière page du recueil. L’offre débute par de l’ameublement en bambou et natte de Chine, et il est précisé d’emblée que la chambre à coucher est un modèle déposé. Sont ensuite proposés des petits meubles en noyer ciré tels que tables, guéridons, colonnes, gaines, selles[5], etc. Viennent ensuite une page consacrée au « meuble de fantaisie » à la décoration brevetée au Vernis Martin, et en complément une page réservée à l’ébénisterie d’art « style japonais » dont les modèles peuvent être vendus « en bois blanc ou laqués pour être décorés ». Les quatre pages finales concernent une série de mobilier plus classique, dans un style d’esprit rocaille, Louis XVI, rococo ou pseudo Henri II. Il est indiqué que l’ancienne maison Montigny a pour successeur Majorelle dont les magasins et ateliers sont situés à Nancy.
En revanche, en 1894, concurremment avec du mobilier de style Louis XV, Louis XVI et Empire, Majorelle expose, sur son stand de l’Exposition d’art décoratif et industriel lorrain, qui se déroule dans les galeries de la salle Poirel[6], des « meubles d’inspiration moderne ». Outre un plateau de table en bois pyrogravé, on peut admirer une table intitulée La Source, réalisée d’après des dessins de Jacques Gruber (1870-1936), ainsi qu’un meuble composé par Camille Gauthier.
Anonyme, photographie du stand de Louis Majorelle à l’exposition de 1894 aux galeries Poirel, Nancy. Coll. Musée de l’École de Nancy. Au mobilier majoritairement « de style » viennent s’ajouter quelques « meubles d’inspiration moderne ».
Ces éléments sont tout à fait révélateurs du fait qu’avant le recrutement de Camille Gauthier, Majorelle n’est aucunement impliqué dans le mouvement esthétique moderne et se contente de commercialiser une gamme de produits en tous points identiques à ceux en vogue sous le Second Empire. Quoi qu’il en soit, l’arrivée de nouvelles recrues dans la firme nancéienne marque une vraie rupture avec le mobilier quelque peu emphatique pour ne pas dire suranné qui, quelques mois auparavant, marquait l’identité de la maison. De fait, avant 1894, jamais Majorelle n’avait vendu ou réalisé de mobilier orné de marqueterie de bois de placage. Au contraire, après 1894, on ne trouvera plus aucune mention d’un quelconque meuble décoré au vernis Martin.
Anonyme, photographie du Magasin Majorelle, rue Saint-Georges à Nancy, vue de la salle d’exposition du 1er étage, c. 1900. Coll. bibliothèque Forney.
À son retour à Nancy, Gauthier décide de se rallier au mouvement de renouveau artistique lorrain car il le comprend comme un projet de société revendiquant le passage à un art total d’où ne serait pas exclue la dimension sociale. Pour ce jeune homme, l’Art nouveau en général et le mouvement de renouveau artistique lorrain en particulier, sont porteurs d’un projet à la fois artistique, éthique, social et politique.
Pour Majorelle, la décision de se lancer dans la production de mobilier moderne est essentiellement un choix entrepreneurial qui doit induire une réforme et une diversification rapide de la société familiale. Le choix de se consacrer à un style nouveau, en adéquation avec des impératifs de rentabilité et de conquête de parts de marché, suppose de passer d’un atelier artisanal à une fabrication rationalisée impliquant une dimension de plus forte mécanisation. Pressentant que l’avenir réside forcément dans une proposition plus adaptée à la demande du public, la maison Majorelle va apporter un soin particulier à élaborer des modèles de petits meubles à bon marché. Augmenter le volume de fabrication ne fait pas surhausser considérablement les coûts de production et, en dépit des dépenses financières liées à de nouvelles installations, l’accroissement des ventes devrait permettre de rentabiliser rapidement les investissements qu’il convient d’effectuer au plus vite.
Dès son entrée au sein des ateliers Majorelle, Gauthier se familiarise promptement avec le métier d’ébéniste en réussissant à trouver le point d’équilibre entre ses ambitions artistiques et les impératifs de la réalité économique inhérents à la bonne marche d’une entreprise. Son activité principale consiste à dessiner les compositions décoratives ornant les meubles marquetés. Très rapidement, c’est à Gauthier que sera confiée la création du mobilier d’exposition qui doit assurer la notoriété et le prestige de la firme nancéienne. Avec une application constante, Gauthier va appréhender les multiples paramètres techniques permettant de concevoir une production originale de meubles innovants et audacieux, précieux et raffinés mais sachant éviter les écueils de l’afféterie ou de l’ostentatoire.
Louis Majorelle et Gautier (sic) projet pour la décoration d’un salon (fragment). Victor Antoine Champier (1851-1929), Documents d’atelier. Art décoratif moderne, Paris, Librairie Rouan, 1899, pl. XXXI. Coll. part.
Louis Majorelle et Gautier (sic) : projet de cabinet à objets d’art. Victor Antoine Champier (1851-1929), Documents d’atelier. Art décoratif moderne, Paris, Librairie Rouan, 1899, pl. XVII. Coll. part.
C’est à partir de 1897, date du transfert des ateliers de la rue Girardet à la rue du vieil-Aître que l’on assiste véritablement à une transformation de Majorelle qui passe du statut d’artisan d’importance à celui d’industriel d’art. Ainsi, afin de réaliser en série des produits manufacturés de qualité, il était indispensable de posséder un lieu suffisamment conséquent pour accueillir les volumineuses machines modernes qui allaient permettre de répondre à la volonté de Majorelle de devenir un entrepreneur de stature nationale dans le secteur de l’ameublement. Les nouvelles installations sont dimensionnées pour accueillir un personnel conséquent. Camille Gauthier avait jusqu’ici évolué au sein d’une entreprise à caractère quasi-familial entouré par des ouvriers et compagnons fidèles et expérimentés, présents depuis les débuts d’Auguste Majorelle. Il va devoir désormais vivre au quotidien dans un environnement où interagissent plus de cent cinquante intervenants[7]. Parallèlement à l’utilisation de nouveaux procédés, les techniques courantes de l’ébénisterie et de la menuiserie sont bousculées pour se plier aux besoins d’une création originale. Les productions des ateliers Majorelle présentent un large éventail des techniques utilisées dans l’histoire de la marqueterie. Les procédés et les matériaux employés en révèlent une parfaite connaissance.
Gauthier mêle les essences du pays aux bois exotiques en conservant les particularités des ronces, loupes ou gales. Assurément, les dessins naturels des essences permettent de donner du tempérament à la composition, notamment dans le rendu des matériaux. Outre le dessin du veinage et la couleur des bois, le choix du débit des placages permet effectivement de multiplier les effets. Gauthier, loin d’être fidèle à un unique procédé, fait feu de tout bois et multiplie les expériences pour varier les aspects à obtenir.
Majorelle Frères & Cie, trumeau de cheminée, composition marquetée par Camille Gauthier, haut. 1,33 m, larg. 1,11 m, vente Claude Aguttes SAS – Paris, 20 mars 2015, lot n° 99.
Majorelle Frères & Cie, La Cascade, meuble de salon, composition marquetée par Camille Gauthier, signé et daté 1899, haut. 1,676 m, larg. 0,8 m, prof. 0,4 m, vente Phillip’s – New-York, 8 juin 2023, lot n° 78.
Les structures en « Y » (voir ci-dessus) et la mouluration en quart de vrille des montants sont deux marqueurs caractéristiques de l’influence de Camille Gauthier sur les productions signées Majorelle.
Majorelle Frères & Cie, détail du quart de vrille d’une sellette à décor marqueté, collection A-L.P.
Au fil des années, Majorelle a consenti à mettre un peu plus en avant Camille Gauthier en reconnaissant dans sa communication avec la presse l’importance du travail que ce dessinateur effectuait au sein de l’entreprise. Mais le lien de confiance qui présidait à leur relation s’est progressivement délité. Pour le mobilier présenté par Majorelle à l’Exposition universelle de 1900, la part du décor marqueté qui était confié à Gauthier s’est s’amenuisée au profit des décors en bronze et des pentures métalliques prônées par un autre collaborateur de la maison, Alfred Levy[8]. Cela n’est sans doute pas étranger à la rupture qui va s’avérer inéluctable et intervenir au lendemain de l’Exposition au sein de laquelle la maison Majorelle a triomphé, mais sans que Gauthier ne reçoive une distinction.
Coiffeuse présentée par la maison Majorelle à l’Exposition universelle de 1900 avec la collaboration de Camille Gauthier. Porfolio Meubles de style moderne Exposition Universelle de 1900, Charles Schmid éditeur. Coll. part.
Après plusieurs années de relations entre Louis Majorelle et Camille Gauthier, on peut se demander, lequel des deux protagonistes a su le mieux tirer parti de leur collaboration. Camille Gauthier peut s’enorgueillir d’avoir été sollicité par une entreprise de renom, au prestige établi lui ayant proposé un poste de responsabilité alors qu’il n’avait aucune expérience de quelque nature que ce soit. Certes, le jeune Gauthier possédait d’indéniables qualités de dessinateur mais la plupart des étudiants fréquentant les institutions de formation partageait cette caractéristique. Sans doute plus que d’autres, il faisait montre d’une grande motivation à se former et à tout mettre en œuvre pour être admis et reconnu au sein des milieux artistiques qu’il fréquentait.
De son côté, Louis Majorelle, qui avait déjà eu l’occasion de recruter de jeunes talents prometteurs, faisait le pari audacieux d’embaucher un collaborateur inexpérimenté mais le risque qu’il prenait était somme toute assez limité car en cas d’insatisfaction, il avait à tout moment la possibilité d’y mettre un terme. En travaillant au sein d’un atelier où œuvraient les artisans les plus qualifiés, Gauthier gagnait beaucoup de temps dans l’acquisition des connaissances d’un métier qui nécessitait des années d’apprentissage. Il en avait parfaitement conscience et savait qu’en regardant attentivement autour de lui, le modèle Majorelle lui administrait en accéléré la meilleure formation pour comprendre de quelle manière il fallait diriger une entreprise moderne de fabrication de meubles.
Sans Gauthier, Majorelle aurait-il pu réaliser aussi efficacement la conversion qui lui doit d’être considéré comme un des maîtres de l’École de Nancy ? On ne saurait vraiment répondre à cette question. Toutefois, il n’est pas interdit d’imaginer qu’en lieu et place de Camille Gauthier, Majorelle se serait probablement mis en quête d’un autre employé susceptible de remplir ce rôle. Sans Majorelle, Camille Gauthier aurait-il pu trouver l’opportunité lui permettant d’exprimer sa voie dans le domaine artistique ? Là encore, il n’y a pas de réponse définitive face à une telle interrogation et, plutôt que de se lancer dans d’interminables conjectures, on se doit de conclure que la collaboration entre Gauthier et Majorelle s’est effectivement traduite par un résultat mutuellement fructueux.
Après son départ, Camille Gauthier a fondé son propre atelier où il a continué à développer et à réinventer son style personnel, lequel présentait de facto de fortes similitudes avec celui que Majorelle continuait à décliner. Il signe alors « Camille Gauthier » ou « Camil Gauthier » ou « Gauthier le lorrain ».
À gauche : Gauthier Le Lorrain, meuble de collectionneur, publié dans La Lorraine Artiste, 18ème année, n° 10, 1er déc. 1900, p. 157.
Adhérent à l’Alliance Provinciale des Industries d’Art (École de Nancy) au côté de son président Émile Gallé et de son ancien employeur Louis Majorelle, il a exposé avec le groupe nancéien au Pavillon de Marsan à Paris en 1903.
Gauthier & Cie, salle à manger au tulipier, noyer verni. Portfolio Exposition Lorraine/l’École de Nancy/au/Musée de l’Union Centrale des Arts Décoratifs/Pavillon de Marson à Paris/1ère Série : Le Mobilier/Armand Guérinet, Éditeur, 1903, pl. 46. Coll. part.
Son mobilier tend alors vers une certaine simplification car, conformément à ses aspirations sociales, la clientèle recherchée n’est plus celle de l’aristocratie ou de la haute bourgeoisie. Parfois, Gauthier renonce même au décor végétal, omniprésent à Nancy, ne conservant qu’une construction par des lignes souples rapprochant ses créations de celles des parisiens Plumet et Selmersheim.
Camille Gauthier, étagère. Coll. part.
Ce n’est qu’en 1904, en s’associant au tapissier Paul Poinsignon, qu’il peut fonder à Nancy une nouvelle unité de production en série avec vente directe des meubles exposés dans une vaste galerie. En se passant d’intermédiaires et de concessionnaires, par une politique de diffusion de catalogues, de participation à des concours et à des expositions, ses meubles bien exécutés et toujours fidèles à l’esthétique naturaliste de l’École de Nancy vont entrer dans les foyers de la petite et de la moyenne bourgeoisie, bien au-delà de la Lorraine. Mais la société « Gauthier-Poinsignon » a également équipé de nombreux lieux publics, commerces, hôtels et restaurants, tout en restant capable de produire à l’occasion des ensembles plus luxueux.
À gauche : vitrine-casier, acajou et bubinga, sculptures renoncules, marqueteries marguerites, haut ; 1,55 m, larg. 0,65 m, prix 290 F., ateliers Gauthier-Poinsignon, photographie issue du catalogue commercial Gauthier, Poinsignon & Cie, réf. n° 21, 1914, p. 120. Coll. part.
À droite, vitrine-casier à musique – réf. n° 21, signée, haut. 1,58 m, larg. 0,69 m, prof. 0,34 m, vente Millon et associés — Paris, 07 avril 2017, lot n° 76.
En 1909, Gauthier présente à l’Exposition Internationale de l’Est de la France à Nancy un cabinet de travail en chêne lacustre décoré selon la flore et la faune fossile et annonçant l’apparition du style Art Déco ou à tout le moins d’un style post-École de Nancy dont le succès commercial sera considérable. À cette occasion, Majorelle semble à nouveau dépassé stylistiquement et devra s’adapter peu après.
Cabine de travail en chêne lacustre sur l’un des stands de Gauthier-Poinsignon au palais du Génie Civil à l’Exposition Internationale de l’Est de la France à Nancy en 1909. Cliché Henri Bellieni. Coll. part.
La Première Guerre mondiale affecte fortement le moral de Gauthier, d’autant plus que son associé Paul Poinsignon décède brutalement en 1916. La société garde néanmoins le même nom. Désireux de se retirer progressivement, Gauthier cède finalement son entreprise, redevenue prospère, en 1924 au fabricant de meuble toulois Delfour.
Justine Posalski
Notes
[1] Il y côtoie alors le futur décorateur parisien Tony Selmersheim et y croise le nancéien Jacques Gruber. Hector Guimard en est professeur d’octobre 1891 à juillet 1898.
[2] Antonin Daum (1864-1930) ingénieur formé à l’École Centrale à Paris et son frère Auguste Daum (1853-1909), juriste de formation, ont repris la verrerie acquise par leur père et n’ont — contrairement à Louis Majorelle — aucune formation artistique.
[3] Édité par l’imprimerie Camis, sis 59 boulevard Richard Lenoir à Paris.
[4] Catalogue de la maison Majorelle, circa 1892.
[5] Le terme « selle » fait référence à ce qu’aujourd’hui on nomme usuellement sellette.
[6] Inaugurée en 1889, la Salle Poirel est un ensemble culturel situé à Nancy composé d’une salle de spectacle et d’une vaste galerie d’art.
[7] Roselyne Bouvier, Majorelle. Une aventure moderne, Paris-Metz, Éditions Bibliothèque des Arts et Serpenoise, 1991, page 43.
[8] Alfred Lévy (1872-1965) est entré en 1888, à l’âge de 16 ans, chez Majorelle. Sa présence ne semble pas avoir été déterminante dans le virage moderne de la maison Majorelle. Il est resté fidèle à l’entreprise en tant que directeur artistique, assurant la relève de Gauthier après 1900, puis le virage vers l’Art Déco après la Première Guerre mondiale.
Le Cercle Guimard vous propose une nouvelle visite guidée pour ce mois de mai :
Coupole des Galeries Lafayette, Jacques Gruber, 1912, photographie de Maréva Briaud.
Les visites guidées sont au tarif unique de 20 euros par personne.
Merci de cliquer sur l’horaire qui vous convient :
Alors que la date limite de réception des offres pour la conclusion d’un bail emphytéotique sur l’hôtel Mezzara approche rapidement, notre mobilisation se poursuit notamment au niveau de l’enrichissement de nos collections. Après l’achat d’une section de candélabre et sa verrine du métropolitain par Le Cercle Guimard[1], c’est au tour de notre partenaire Fabien Choné d’acquérir, aux enchères cette fois-ci[2], une nouvelle œuvre de Guimard : un tirage d’époque du vase de Cerny.
Rappelons que Cerny est une des trois formes dessinées par Guimard pour la Manufacture de Sèvres autour de 1900[3]. Sa production s’est étalée sur une dizaine d’années et nos recherches au sein des archives de l’institution nous ont permis d’estimer à une quinzaine d’exemplaires au plus le nombre de vases fabriqués à l’époque par Sèvres[4].
L’apparition d’un tirage original du vase de Cerny constitue donc un petit événement en soi qui nous permet par ailleurs d’identifier et de documenter le dixième exemplaire parvenu jusqu’à nous. En grès émaillé, il se caractérise par une couverte jaune moutarde rehaussée de discrètes cristallisations bleues nichées dans les creux de l’encolure et soulignant sa base, une gamme chromatique qui le rapproche des exemplaires conservés par les musées de Sèvres et Limoges.
Vase de Cerny vendu aux enchères le 23 mars 2025. Photo étude Metayer-Mermoz.
On y retrouve à sa base le traditionnel monogramme en creux HG — qui orne toutes les productions sévriennes de Guimard — ainsi qu’au culot les marques propres à la Manufacture : le cachet triangulaire S 1904 qui permet de le dater et le tampon rectangulaire SÈVRES.
Monogramme HG en creux à la base du vase. Photo étude Metayer-Mermoz.
Culot du vase présentant les deux marques de la Manufacture de Sèvres. Photo étude Metayer-Mermoz.
Un accident ancien a nécessité une restauration réalisée l’année dernière — et sur laquelle nous reviendrons bientôt — qui a consisté à reconstituer partiellement une des quatre anses composant l’encolure.
L’originalité de ce vase réside dans son histoire et sa provenance qui, fait assez rare pour ce type d’objet, sont connues grâce aux témoignages familiaux.
Par descendance directe, ce vase provient de l’ancienne collection de M. Numa Andoire (Coursegoules 1908 – Antibes 1994), joueur de football et entraineur professionnel, célèbre notamment pour avoir gagné le Championnat de France en 1951 et 1952 alors qu’il entrainait l’équipe niçoise, l’OGC Nice, ainsi que la Coupe de France en 1952.
L’équipe de Nice en 1931. Numa est debout à droite adossé au mur. Photo droits réservés.
Le récit familial précise que le vase aurait été offert par le président de la République Gaston Doumergue (1863-1937) à Numa Andoire en 1927 à l’occasion du tournoi de football organisé pour l’inauguration du monument aux morts antibois de la Première guerre mondiale. Le monument dont la pièce maitresse est la statue du poilu sculptée par Bouchard[5] a été construit au pied du Fort carré et domine encore aujourd’hui le terrain de football éponyme.
Les presses régionale et locale ont relayé l’évènement qui a eu lieu le dimanche 03 juillet 1927 à grand renfort, comme il se devait, de discours patriotiques, de défilés de troupes et de remises de médailles au son de la Marseillaise.
L’Excelsior du 05 juillet 1927. Site internet BNF/Gallica
On y retrouvait un ancien sous-secrétaire d’État à la guerre chargé de présider la cérémonie, un sénateur, un député, un général représentant le ministre de la Guerre mais point de président de la République… qui s’était certainement fait représenter comme cela arrive souvent pour ce genre d’évènement.
La présence d’un vase de Cerny d’une telle valeur en tant que cadeau offert par l’État à l’occasion d’une compétition relativement anodine peut paraître étonnante. Mais elle est à replacer dans l’histoire longue (et parfois insolite) des largesses octroyées par les autorités à l’occasion d’évènements culturels, scientifiques ou sportifs. Il faut se souvenir du fait que l’État, seul actionnaire de la Manufacture de Sèvres, s’en servait pour fournir tout d’abord des cadeaux diplomatiques de grande valeur, mais aussi un important volume d’objets d’art remis au nom des autorités lors de manifestations culturelles et sportives. Les expositions universelles, internationales et régionales étaient ainsi l’occasion de remettre de nombreux vases, statuettes et autres plats décoratifs — le plus souvent avec le fameux fond bleu de Sèvres — dont la taille et le décor étaient plus ou moins corrélés à l’importance des prix remis aux lauréats, des récompenses diversement appréciées par la communauté artistique…[6].
En ce qui concerne notre vase de Cerny, remis plus de 15 ans après la fabrication du dernier exemplaire à Sèvres, il s’agit probablement d’une des nombreuses occasions pour lesquelles l’État a pioché dans les réserves des manufactures officielles pour récompenser les premiers prix quand ce n‘étaient pas les institutions ou les ministères eux-mêmes qui se séparaient de certaines acquisitions[7]. En 1927, à un moment où l’Art nouveau était déjà bien dévalorisé, les autorités n’ont sans doute pas eu l’impression d’offrir un objet qui, un siècle plus tard, allait acquérir une valeur artistique et financière aussi importante.
Pourquoi notre vase est-il devenu la propriété de Numa Andoire plutôt qu’un autre joueur ? Le récit familial n’étant pas suffisamment précis sur ce point, nous ne pouvons qu’émettre des hypothèses. S’agissait-il de récompenser la courte mais prometteuse carrière du jeune joueur prodige de l’Olympique d’Antibes ou bien plutôt de lui offrir un cadeau de départ, lui qui achevait sa 7ème et dernière saison au sein de l’équipe Antiboise avant de rejoindre l’équipe niçoise ? Probablement un peu des deux… Il est en tout cas touchant de constater que ce vase ait été longtemps conservé en tant que souvenir familial avant que, finalement, les héritiers ne décident de s’en défaire.
Ce vase de Cerny inédit figure désormais en bonne place dans notre projet de parcours muséal pour l’hôtel Mezzara.
Olivier Pons
Notes
[1] https://www.lecercleguimard.fr/fr/une-verrine-en-verre-du-metro-de-guimard-pour-notre-projet-museal/
[2] Vente du 23/03/2025, étude Metayer-Mermoz à Antibes, expert E. Eyraud.
[3] Les deux autres formes sont le cache-pot de Chalmont et la jardinière des Binelles.
[4] Sur l’histoire de cette collaboration, nous renvoyons nos lecteurs au livre paru en 2022 aux Éditions du Cercle Guimard : F. Descouturelle, O. Pons, La Céramique et la Lave émaillée d’Hector Guimard.
[5] Henri Bouchard (1875-1960), s’était fait construire en 1924 un atelier, 25 rue de l’Yvette à Paris (75016) en face de la propriété du peintre Jacques-Emile Blanche pour lequel Guimard réalisa des travaux de décoration. L’atelier du sculpteur, devenu musée Bouchard, a fermé ses portes en 2007 avant d’être transféré à La Piscine à Roubaix.
[6] Un des cas les plus célèbres est probablement celui de François-Rupert Carabin (1862-1932), sculpteur à l’esprit frondeur, qui avait reçu en 1912 comme « Prix du Président de la République » un vase de Sèvres à fond bleu qu’il jugeait « fort laid et de second choix ». Il réalisa alors un socle constitué de trois figures féminines s’en détournant avec horreur et l’exposa peu après au Salon de la Société nationale des Beaux Arts afin d’en faire étalage lors de la visite présidentielle. Le socle et le vase appartiennent à présent à la collection Perrier-Jouët à Épernay.
[7] En 1905, par exemple, le ministère de la Marine a fait l’acquisition d’un vase de Cerny sorti des ateliers de la Manufacture de Sèvres un an avant, donc daté 1904, comme notre vase…
Si vous n’avez pas pu assister à notre dernière Assemblée Générale, vous n’avez pu voir — ni toucher — notre dernier achat : une verrine de candélabre de métro de Guimard produite par la Cristallerie de Pantin. Dans un article récent, nous corrigions notre opinion ancienne[1] en admettant, preuve à l’appui, qu’initialement ces verrines étaient blanches et que le changement pour une couleur rouge-orangée s’est fait vers 1907, quatre ans après l’arrêt de la collaboration de Guimard avec la CMP.
Nous précisions qu’il était cependant probable que des verrines rouges aient existé précocement, puisque le détail d’un cliché noir et blanc de l’entourage découvert de la station Rome, photographiée en 1903 peu après son installation, est plus compatible avec une couleur rouge qu’avec une couleur blanche.
Entourage découvert de la station Rome (détail), mis en place en 1902. Photo Charles Maindron (1861-1940) photographe de la CMP. Tirage au gélatino-chlorure d’argent développé le 5 juin 1903. École Nationale des Ponts et Chaussées, Direction de la documentation, des archives et du patrimoine.
Alors qu’au contraire, des réemplois de verrines blanches avaient eu lieu pour au moins l’un des derniers entourages découverts à écussons, installé à la station Porte d’Auteuil en 1913.
Entourage découvert de la station Porte d’Auteuil. Photo Heinrich Stürzl, d’après une plaque autochrome de Frédéric Gadmer, cliché pris le 1er mai 1920. Collection musée départemental Albert-Kahn (inv. A 21 126). Source Wikimedia Commons.
Au moins l’une de ces verrines blanches existe encore en collection privée puisque nous la connaissons par le détail d’une photographie[2] prise en 1967.
Verrine blanche utilisée comme lustre. Photo Laurent Sully Jaulme (détail). Centre d’archives et de documentation du Cercle Guimard.
En tout, 103 entourages découverts à écussons ont été installés de 1900 à 1913. L’un d’entre eux ayant déjà été démonté en 1908, il en restait 102 à la veille de la Première guerre mondiale. À raison de deux verrines par entourage, il y avait donc à cette époque 204 verrines présentes sur le réseau. Par la suite, leur nombre a considérablement décru en raison des nombreux démontages d’entourages qui ont eu lieu jusqu’en 1978, date du classement définitif de tous les accès Guimard. À cette date, il restait 60 entourages découverts à écussons. En toute logique d’une gestion optimale du matériel, les verrines des entourages supprimées auraient dû être stockées, mais nous ignorons ce qu’il en est advenu.
Quant aux verrines restantes sur le réseau, qu’elles soient rouges ou blanches, toutes ont été remplacées par des équivalents en matériau de synthèse, sans doute dans les années 70[3]. La motivation de cet échange peut facilement être devinée. Il ne s’agissait pas d’une protection contre le vandalisme dont la mode n’en était qu’à ses premiers débuts[4], mais tout simplement d’une contrainte de maintenance. Ces vaisseaux de verre assez lourds devaient être manipulés lorsqu’il fallait procéder à un changement de lampe. Cette manœuvre un peu délicate, répétée des dizaines de fois, a occasionné de nombreux accidents sur le col des verrines en verre et parfois causé leur destruction. De plus, il est fort probable que, la cristallerie de Pantin ne produisant plus de nouvelles pièces depuis fort longtemps, la RATP n’avait plus la possibilité de les renouveler. La Régie a alors pris la décision de les remplacer par des copies en matériau de synthèse, plus légères et moins fragiles mais nettement moins belles. Ce faisant, elle a déposé au moins une centaine de verrines en verre qui, elles aussi, auraient dû être stockées.
Verrine en matière plastique. Coll. Hector Guimard diffusion. Photo F. D.
Cependant en 2000, la régie n’en détenait plus une seule. Que s’était-il passé ? Malheureusement, la certitude que ces verrines n’auraient plus d’emploi sur le réseau a fait que ce stock a sans doute été géré d’une façon peu rigoureuse. Le désintérêt, voire le mépris qui a longtemps existé pour le style Art nouveau, ne leur accordait ni la valeur artistique ni la valeur phynancière qui aurait pu inciter la direction de la Régie à les préserver. Pourtant, parallèlement, des prélèvements à titre privé se sont faits, soit par intérêt esthétique et sans alors avoir le sentiment de commettre un acte délictueux, soit par appât du gain puisque dès les années 80 une exfiltration de pièces de métro de Guimard a existé, notamment pour la fabrication de copies en bronze vendues aux États-Unis[5]. C’est ainsi que d’authentiques verrines en verre se sont retrouvées sur au moins un entourage de métro en bronze à Houston.
Heureusement, avant de n’en plus posséder, la RATP avait, officiellement cette fois, prêté ou donné des verrines en verre en même temps que des entourages complets, notamment au Museum of Modern Art de New York en 1958, au Staatliches Museum für Angewandte Kunst à Munich en 1960, au musée national d’art moderne de Paris en 1961 (reversé au musée d’Orsay) puis à la compagnie de métro de Montréal en 1966. Lors de la restauration de ce dernier accès, la compagnie de métro STP a elle aussi déposé ses verrines en verre et en a redonné une à la RATP en 2003[6].
Le 4 septembre 2003, Mme Anne-Marie Idrac, présidente de la RATP, reçoit des mains de M. Claude Dauphin, président du conseil d’administration de la STM, l’une des deux verrines anciennes de l’entourage expédié en 1966 à Montréal. Photo coll. STM.
Nous concluions notre précédent article sur la couleur des verrines en prophétisant qu’immanquablement des verrines en verre allaient réapparaitre avec le renouvellement des générations de leurs détenteurs à titre privé. Et c’est précisément ce qui est arrivé puisqu’en octobre 2024, quelques mois après la publication de l’article sur les couleurs des verrines, un de nos fidèles correspondants — mi-sérieux, mi-amusé — nous a signalé la parution sur un site de petites annonces gratuites bien connu d’une proposition de vente d’une extrémité de candélabre de métro avec sa verrine.
Photo fournie par le vendeur de l’annonce de vente d’une extrémité de candélabre de métro Guimard parue sur le site internet Le Bon Coin.
Visiblement, il servait à présent de lampe extérieure pour un pavillon, localisé dans la banlieue de Pau.
Photo fournie par le vendeur de l’annonce de vente d’une extrémité de candélabre de métro Guimard parue sur le site internet Le Bon Coin.
Nous avons immédiatement pris contact avec l’annonceur qui nous a confirmé qu’il s’agissait bien de fonte de fer (et non de bronze) et que la verrine était bien en verre. En raison de la rareté et de l’intérêt d’un tel objet, nous nous sommes très rapidement mis d’accord sur un prix avec le vendeur et c’est une relation familiale qui a aussitôt assuré son démontage et sa mise à l’abri en attendant de pouvoir l’acheminer vers la région parisienne.
Extrémité de candélabre du métro Guimard. Coll. Le Cercle Guimard. Photo F. D.
Comme nous nous y attendions, la discussion avec le vendeur a fait apparaitre que son propriétaire (qui venait de décéder) avait occupé un poste assez élevé dans la hiérarchie de la maintenance de la RATP et qu’à l’occasion de son départ en retraite au mitan des années 80, il avait reçu un candélabre de métro entier. Cependant, l’envergure et le poids d’un tel objet le rendant très difficilement manipulable et utilisable, l’heureux nouveau propriétaire s’était donc résolu à en scier l’extrémité pour l’utiliser en extérieur sur sa résidence secondaire dans les Pyrénées-Atlantiques d’où il était originaire. La partie restante a rouillé quelques années en extérieur dans la région parisienne avant d’être vendue au prix du poids du métal.
Une fois l’extrémité de candélabre récupérée, nous l’avons séparée de son support en tôle. La verrine avait préalablement été extraite de son logement. Il faut pour cela ôter la fiche transversale (retenue par une chaînette) qui maintient la collerette à l’arrière.
Extrémité de candélabre du métro Guimard. Coll. Le Cercle Guimard. Photo F. D.
La collerette, maintenue à l’avant par une charnière, peut alors basculer et l’on peut libérer la verrine
Extrémité de candélabre du métro Guimard. Coll. Le Cercle Guimard. Photo F. D.
Démontage de la verrine par déverrouillage de la collerette. Dessin F. D.
Le montant du candélabre ayant été sectionné, on peut voit le trou par lequel passe l’alimentation électrique de la lampe.
Extrémité de candélabre du métro Guimard. Coll. Le Cercle Guimard. Photo F. D.
La verrine a été simplement nettoyée à l’eau savonneuse en attendant un décrassage plus complet. Comme nous le redoutions, son col présente de très nombreux manques dus aux manipulations lors des changements de lampes.
Verrine d’un candélabre du métro Guimard. Coll. Le Cercle Guimard. Photo F. D.
Elle pèse 6,5 kg, mesure 40 cm de longueur totale pour 24 cm de hauteur. Sa largeur maximale est de 26 cm, dimension inférieure à ce qu’elle devrait être (28 cm) en raison des manques sur le col. La dimension de son ouverture est de 26 cm sur 20 cm.
Verrine d’un candélabre du métro Guimard. Coll. Le Cercle Guimard. Photo F. D.
Néanmoins, l’essentiel du vaisseau est en excellent état et, à cette différence que son col est plus accidenté, notre verrine est identique à celle de la RATP : même netteté de ses lignes, aspect satiné de sa surface et couleur qui varie en fonction de son éclairage et de l’épaisseur du verre, allant du rouge sombre à l’orange clair.
Verrine d’un candélabre du métro Guimard. Coll. Le Cercle Guimard. Photo F. D.
Un éclat de verre ancien qui nous a été joint par le vendeur montre que le verre est bien coloré dans la masse et non plaqué en surface.
Tranche d’un éclat du col de la verrine d’un candélabre du métro Guimard. Coll. Le Cercle Guimard. Photo F. D.
Le fait que les verrines aient été fabriquées dans une cristallerie et non dans une verrerie était source d’une interrogation : sa matière était-elle du simple verre ou du cristal ? L’éclat ci-dessus nous a permis de trancher facilement la question. Son poids est de 8 g et son volume (obtenu en le plongeant dans un tube gradué et en mesurant l’élévation du niveau d’eau) est de 3 ml, ce qui donne une densité de 8/3 = 2,6 soit celle du verre (celle du cristal étant de 3,85).
Mesure du volume de l’éclat de la verrine dans un tube gradué. Photo M.-C. C.
Rappelons le processus de fabrication de cette verrine, tel qu’il était exécuté par la Cristallerie de Pantin. On utilise un moule bivalve, articulé autour de son axe sagittal et établi d’après un modèle en plâtre fourni par Guimard. Pour obtenir une « pointe » correcte, le verrier place une pastille de verre en fusion au fond de ce moule. La paraison de verre (le volume de verre est cueilli dans le pot au bout de la canne) est mise en forme par balancement et façonnage puis introduite dans le moule. Une couche d’environ 8 mm de verre est alors plaquée sur les surface interne du moule par l’air soufflé dans la canne. Puis le moule est ouvert et le vaisseau de verre est coupé aux ciseaux afin de dégager la large ouverture. Les bords sont repliés à la pince et probablement façonnés par l’application d’un autre moule tout autour de l’ouverture. Après refroidissement, les imperfections, ainsi que les coutures dues aux articulations du moule sont soigneusement meulées. Enfin, la verrine subit un dépolissage à l’acide sur sa surface externe.
Verrine d’un candélabre du métro Guimard. Coll. Le Cercle Guimard. Photo F. D.
L’aspect de cette verrine n’a pas manqué de susciter des comparaisons avec des formes connues : larme, fruit, œil de grenouille. L’une de celle qui se voulait des plus désobligeantes : « berlingot à demi-sucé »[7] n’est pas la plus inexacte. Il n’est pas impossible que Guimard ait voulu évoquer de façon illustrative une flamme, comme crachée par l’extrémité des candélabres. Mais depuis que nous savons que les premières verrines étaient blanches, cette hypothèse parait moins crédible. Il nous semble également possible que Guimard ait voulu rendre compte de l’aspect et du travail de la matière en fusion, la verrine semblant à la fois soufflée puis pincée à l’extrémité et étirée (cette action étant traduite par les larges stries entourant le col). L’idée d’évoquer au contraire un écoulement d’une matière visqueuse vers le bas est également admissible puisque Guimard a pu l’illustrer, notamment sur les potelets d’extrémité bas des entourages secondaires. Comme souvent dans son art du dessin et du modelage semi-abstrait, de nombreuses interprétations sont pertinentes et chacun est libre de formuler la sienne.
L’acquisition de cette extrémité de candélabre et de sa verrine a été vécue avec beaucoup de joie par le Cercle Guimard. Elle sera bien sûr l’une des pièces maîtresses de la section consacrée au métro de Paris dans notre projet muséal au sein de l’hôtel Mezzara.
Frédéric Descouturelle
Notes
[1] Descouturelle, Mignard, Rodriguez, Le Métropolitain de Guimard, éditions Somogy, 2003 ; Descouturelle, Mignard, Rodriguez, Guimard L’Art nouveau du métro, éditions La Vie du Rail, 2012.
[2] Comme nous l’annoncions dans notre précédent article, nous consacrerons un jour un article spécial à l’étonnant lot de photographies dont elle fait partie.
[3] Nous donnons cette date très approximative par conjectures. Lors de la rédaction des livres sur le métro de Guimard, nous n’avons pas pu découvrir la date exacte de ce remplacement.
[4] Malheureusement, à présent, le rétablissement de verrines en verre, cibles faciles et très coûteuses, nous parait tout à fait chimérique.
[5] Cf nos articles consacrés à ce sujet : L’épidémie de faux entourages de métro en bronze aux États-Unis : première partie ; l’épidémie… seconde partie ; L’épidémie…troisième partie.
[6] L’autre verrine a été confiée au Musée des beaux-arts de Montréal.
[7] Cité sans référence par R.-H. Guerrand dans Mémoires du métro, 1961. L’article ou le livre dont est extraite cette citation n’a actuellement pas pu être retrouvé.
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