Après un aperçu sur les maisons d’ameublement du Faubourg Saint-Antoine qu’ont été Soubrier et Épeaux, nous nous intéressons à Louis Brouhot (1869-1926), un fabricant d’une envergure modeste et sur lequel les informations sont encore restreintes. Son implication dans le style moderne a été immédiate et sincère avec un style reconnaissable entre tous et qui tranchait sur la production plus composite du Faubourg en matière d’Art nouveau. Sa fantaisie a hérissé certains chroniqueurs mais n’a pas empêché ses meubles de bien se vendre. De fait, ils se retrouvent à présent assez régulièrement sur le marché de l’art. Mais, par une étonnante pirouette de l’histoire, ils ont très majoritairement été dépossédés de leur attribution au profit d’un autre acteur du mouvement moderne que nous avons déjà rencontré dans nos articles précédents.
Louis Brouhot a probablement été formé dans l’atelier de son père Claude, Joseph Brouhot, originaire de la Haute-Saône et marié à Paris, qui était menuisier en fauteuils, installé dans le XIIe arrondissement[1]. Ses adresses de domiciliation et d’installation ont varié à de multiples reprises. En 1891, Louis Brouhot était domicilié 76 rue du Faubourg Saint-Antoine[2], en 1895, au 38 rue Faidherbe[3] ; en 1899 lors de son mariage, il habitait au 30 rue de Reuilly[4] alors que son atelier était au 31 rue de Reuilly[5]. Un an plus tard, lors de la naissance de son fils, il habitait au 14 rue de Picpus, alors que son atelier était au 15 rue de Picpus[6]. Il a conservé cette adresse professionnelle au moins jusqu’en 1905[7], avant de transférer son atelier avant 1910 à peu de distance au 161 rue du Faubourg Saint-Antoine[8].
La première mention connue de Louis Brouhot figure dans les annales du Patronage industriel des Enfants de l’Ébénisterie[9], une fondation créée sous le Second Empire au sein du Faubourg. En 1897[10], il a concouru et remporté le premier prix du premier concours de dessinateurs[11] organisé par le Patronage. À une époque où probablement très peu de meubles de style Art nouveau étaient mis en fabrication, il a su capter les codes visuels de ce style qui commençait à se répandre dans les revues spécialisées. Le fait que son dessin ait remporté le concours prouve qu’il a été présenté à un moment et au sein d’un environnement plus propice à la nouveauté que ce que l’on pensait jusqu’ ici. Le président du jury était d’ailleurs Alexandre Sandier, nommé directeur artistique de la Manufacture Nationale de Sèvres en 1897 et acquis au nouveau style[12]. Certes, sur le dessin de Brouhot, le décor mural particulièrement exubérant dissimule un peu certaines habitudes de composition héritées des styles passés, notamment sur le fauteuil et le corps bas du buffet, mais nombre des motifs décoratifs qu’il a ensuite exploités pendant quelques années sont déjà là. Le fait que Brouhot se revendique comme « dessinateur » implique qu’il a mis au premier plan son activité de créateur de modèles, contrairement à une partie des fabricants du Faubourg qui se contentaient de réaliser des copies ou d’exécuter des modèles qui leur étaient fournis
Louis Brouhot, salle à manger, dessin, premier prix du premier concours de dessinateurs du Patronage industriel des Enfants de l’Ébénisterie de 1897 (résultat en 1898). Coll. La Bonne Graine.
Après ce dessin, Brouhot semble ne plus avoir fait parler de lui pendant quelques temps. À notre connaissance et contrairement à ce que publient les notices du marché de l’art, il ne semble pas avoir participé à l’Exposition universelle de Paris en 1900, peut-être par manque de moyens. De ce fait, son nom n’a pas été associé à ceux du Faubourg qui depuis 1899 préparaient leur participation à l’Exposition avec l’ambition de rejoindre la petite cohorte des novateurs français.
La première publication d’un de ses meubles n’est intervenue qu’en 1901 où un important cabinet en érable sycomore a été exposé au salon de la Société des artistes français[13]. Il possède de nettes accointances avec le dessin du buffet de 1898, reprenant notamment les parois latérales ajourées de son corps haut et les motifs sculptés en serpentins. Au sein d’une structure encore raide posée sur six pieds, le grand panneau du volet central est traité en marqueterie avec une figure dans le style d’Alfons Mucha représentant une artiste peintre dont la tête semble émettre des rayons lumineux ou éclipser le soleil. Des motifs naturalistes, ombelles, chardons, tulipes, iris, sculptés ou marquetés complètent le reste du décor.
Louis Brouhot, cabinet exposé au salon de la SNBA en 1901, puis au Salon du mobilier en 1902. Dessin exécuté par Krieger, daté 12 sept. 1902, Revue de l’Art ancien et moderne, octobre 1902.
Ce cabinet a été à nouveau exposé l’année suivante au Salon du mobilier qui s’est tenu au Grand Palais en 1902.
Louis Brouhot, cabinet en érable sycomore exposé au premier Salon du mobilier en 1902. À gauche : portfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, pl. XXIV, Librairie spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur à Dourdan. Coll. part. À droite : état actuel avec le motif apical manquant, revue Antiquités brocante, n° 84, novembre 1996. Coll. part.
Pour ce premier Salon du mobilier auquel avait massivement participé les fabricants du Faubourg Saint-Antoine, Brouhot qui était alors installé à son compte au 15 rue de Picpus, était en compétition avec des confrères aux capacités financières supérieures à la sienne et qui pour certains, comme Mercier ou Dumas, avaient déployé des efforts très importants pour présenter des ensembles complets luxueux. Deux planches, parmi les dernières du portfolio[14] consacré aux créations de style Art nouveau présentées lors de ce salon, permettent de se faire une idée de son stand. Celui-ci, sans doute articulé en deux espaces, avait à la fois un caractère audacieux avec la menuiserie de son plafond vitré peint à l’émail et un aspect sommaire avec ses plinthes à peine dégrossies et sa décoration murale peinte d’une scène champêtre à peine esquissée.
Louis Brouhot, buffet de salle à manger et chaise en érable sycomore teinté vert et patiné, portfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, pl. XXIII, Librairie spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur à Dourdan. Coll. part.
Outre le cabinet cité plus haut, l’ensemble mobilier en sycomore teinté vert présenté était une salle à manger sur le thème de « la cuisine aux champs ». La forme générale de ces meubles était pourtant éloignée du caractère rustique et traditionnel que l’on pouvait attendre de ce thème champêtre. Au contraire, en utilisant des membrures arquées détachées des compartiments des meubles, qui jaillissent du sol puis se subdivisent en renouvelant leur force ascensionnelle pour venir soutenir des étagères, Brouhot s’insérait dans la lignée des créateurs de meubles de style art nouveau qui ont utilisé l’idée de la force de croissance des plantes pour composer leurs œuvres, idée développée parallèlement à Nancy dans le mobilier d’Eugène Vallin et dans le meilleur de celui de Louis Majorelle. Il l’a fait avec une originalité et une sincérité qui le démarquaient nettement des approximations stylistiques de la plupart de ses confrères du Faubourg et le rapprocheraient même des productions nancéiennes.
Louis Brouhot, desserte de salle à manger en érable sycomore teinté vert et patiné, portfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, pl. XXIV, Librairie spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur à Dourdan. Coll. part.
Le décor des meubles est, lui, bien en rapport avec le thème annoncé puisqu’on retrouve effectivement un chaudron fumant, des fleurs de solanée (la pomme de terre) et une grappe de raisin sur les marqueteries des panneaux centraux de la desserte et du buffet. Sur ce dernier, une touffe de chardons participe aussi à cette évocation de la campagne. Ces marqueteries, souvent cernées pour mieux faire ressortir les motifs, sont d’un dessin simple. Mais ni leur sujet, ni leur coloration n’ont emporté l’adhésion du critique d’art Henry Harvard[15] qui, dans le compte rendu de l’exposition publié dans la Revue de l’Art ancien et moderne, après avoir condamné la tendance aux meubles multifonctionnels, s’est attaqué au mobilier de Brouhot, lui reprochant son caractère illustratif et symboliste, une mode qu’on avait bien voulu tolérer chez les nancéiens quelques années plus tôt, mais qui commençait à lasser.
Louis Brouhot, détail du panneau central du buffet de salle à manger, portfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, pl. XXIII, Librairie spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur à Dourdan. Coll. part.
C’est à nouveau la fleur de pomme de terre qui est sculptée au niveau du pied central de ces deux meubles et qui est probablement également présente sous forme de boutons floraux en partie supérieure.
Louis Brouhot, desserte en érable sycomore teinté vert et patiné (détail), portfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, pl. XXIV, Librairie spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur à Dourdan. Coll. part.
D’autres éléments décoratifs méritent d’être signalés comme les montants qui semblent être ligaturés par des lianes.
Louis Brouhot, table de salle à manger en érable sycomore, teinté vert et patiné (détail), portfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, pl. XXIV, Librairie spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur à Dourdan. Coll. part.
Pour les sièges accompagnant cette salle à manger, Brouhot a repris une disposition des pieds qui était fréquente au XVIIIe siècle pour les sièges de bureau et qui permet de disposer commodément ses jambes de part et d’autre du pied central. Comme on peut le voir sur les pieds du fauteuil ci-dessous, la teinture verte appliquée sur le sycomore prend l’aspect de coulures.
Louis Brouhot, fauteuil en érable sycomore, teinté vert et patiné, portfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, pl. XXIII, Librairie spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur à Dourdan. Coll. part.
Louis Brouhot, fauteuil et chaises, modèles présentés au premier Salon du Mobilier en 1902. Vente Ader, 03 décembre 2012, lot 101. Phot Ader, droits réservés.
Des lignes aux directions changeantes, comme capricieuses, accompagnent la structure des meubles. Certaines sont en bois sculpté, d’autres sont des fils de laiton torsadés annexés à des plaques de laiton découpées et mises en forme.
Louis Brouhot, table à thé en érable sycomore, modèle présenté au Salon du Mobilier de 1902. Coll. Robert Zéhil. Photo Robert Zéhil gallery.
Louis Brouhot, détail d’un buffet, vente Denis Herbette à Doullens 17 juillet 2014. Photo maison de vente Denis Herbette, droits réservés.
Ces parties métalliques, peu communes dans le mobilier moderne, ont peut-être été inspirées par le mobilier du hongrois Sandor Buchwald présenté à l’Exposition Universelle de Paris en 1900, entièrement composé de panneaux de cuivre et de fils de laiton aux enroulements et inflexions semblables à ceux de Brouhot.
Meubles de Sandor Buchwald présentés à l’Exposition universelle de Paris 1900, cuivre jaune poli et panneaux décoratifs en cuivre rouge, portfolio Meubles de style moderne Exposition Universelle de 1900, pl. 32, Théodore Lambert architecte, Charles Schmid éditeur, s.d. Coll. part.
Elles sont devenues pendant quelques années l’une des caractéristiques de son mobilier, permettant de l’identifier à coup sûr, comme c’est le cas avec cette sellette-vitrine.
Louis Brouhot, sellette-vitrine en érable sycomore, haut. 1,45 m, larg. 0,45 m, prof. 0,45 m, Antiquités Art Nouveau à Nancy. Photo Antiquités Art Nouveau, droits réservés.
On la retrouve sur une publicité de Brouhot, visible sur le dessin que tient une figure féminine peignant, proche de celle du cabinet de 1901. On remarque à cette occasion que la qualification d’Art nouveau de cette production est clairement revendiquée.
Publicité parue dans le catalogue officiel du Salon des Industries du Mobilier 1902. Coll. part.
D’autres détails décoratifs itératifs peuvent encore être relevés, comme le motif apical du cabinet de 1901 — probablement une fleur de chardon — qui a été repris et transformé sur de nombreux meubles,
Louis Brouhot, motif apical du lit d’une chambre à coucher en érable sycomore, vente Chenu-Scrive-Bérard à Lyon 4 novembre 2003, lots n° 103. Photos Chenu-Scrive-Bérard, droits réservés.
ou la fine planche cintrée et plaquée, présente sur de nombreux bureaux de dames, chevets de lit, tables à thé et armoires. Elle est le plus souvent en rouleau, parfois en ogive.
Louis Brouhot, bureau de dame, vente de Baecque, 9 avril 2011, lot 78. Photo de Baecque, droits réservés.
Pendant plusieurs années, Brouhot a développé cette ligne de mobilier et ce type de décor sculpté ou marqueté. Comme la plupart des fabricants, il a produit des meubles luxueux, comme ceux présentés au second Salon du Mobilier de 1905,
Louis Brouhot, armoire et lit de chambre à coucher, portfolio du Salon du Mobilier de 1905. Coll. part.
et parallèlement, de nombreuses déclinaisons à bon marché où les décors sont très simplifiés mais —signe de l’existence d’un style bien personnel — où les lignes restent reconnaissables.
Louis Brouhot, détail d’un dossier de lit, d’un mobilier de chambre à coucher en érable sycomore, vente Layon & associés, Bordeaux, 110 décembre 2021, lot n° 176. Photo Layon & associés, droits réservés.
Parallèlement à cette simplification des structures et des décors que nécessitait l’édition de mobilier à bon marché, la tendance générale qui s’exprimait à partir de 1905 était celle d’un « retour à l’ordre ». Il s’est traduit chez certains fabricants par un abandon pur et simple de l’Art nouveau et chez d’autres, plus capables d’adaptation, par l’évolution vers le futur style Art déco où la géométrisation était privilégiée. La première tendance est manifeste sur la table, le buffet et les chaises présentés au troisième Salon du mobilier en 1908 où sur une structure rigidifiée, des motifs néo-Louis XVI voisinent avec des détails naturalistes.
Louis Brouhot, buffet du stand présenté au troisième Salon du mobilier en 1908. Portfolio du Salon du mobilier au Grand Palais, pl. 149, 1908. Coll. part.
Signe qu’ils continuaient à se vendre, sur le même stand, Brouhot continuait à présenter certains de ses meubles datant de 1902 : sellette, desserte et table à thé.
Louis Brouhot, stand présenté au troisième Salon du mobilier en 1908. Portfolio du Salon du mobilier au Grand Palais, pl. 148, 1908. Coll. part.
Nous ne connaissons pas l’évolution ultérieure de son style et en particulier s’il a continué à suivre les tendances modernes. Son décès précoce en 1926, un an après l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes, ne semble pas lui avoir permis de s’affirmer dans ce nouveau style. Grâce aux archives du Patronage industriel des Enfants de l’Ébénisterie, nous savons que, comme d’autres patrons du Faubourg, parallèlement à son activité de fabricant, il s’est investi dans la vie associative en devenant rapidement conseiller du Patronage et membre régulier des jurys de ses concours professionnels, puis qu’il est devenu membre du bureau du Patronage en 1913.
Lors des recherches effectuées pour préparer cet article, il est apparu que du mobilier visiblement dessiné ou même exécuté par Brouhot avait été commercialisé par d’autres fabricants. C’est sans doute le cas d’un modèle assez simple de chambre à coucher qui figure dans un registre de dessins de la maison Soubrier, sans qu’il soit fait mention de son origine. Ce registre étant daté 1900-1901, cela pourrait signifier que Brouhot a pu tout simplement vendre un dessin à Soubrier qui l’aurait fait exécuter dans ses propres ateliers, sans que cela implique que Brouhot n’ait alors pas été en mesure de produire lui-même ce type de meubles. Mais nous n’excluons pas une autre possibilité, celle d’une copie pure et simple du style de Brouhot par la maison Soubrier qui s’est s’illustrée par des emprunts très visibles à d’autres créateurs modernes.
Maison Soubrier, armoire à glace, 1900-1901, dessin à la plume 5694, Soub 37, composition 24, Fonds Soubrier, bibliothèque du musée des Arts Décoratifs. Photo Michèle Mariez.
Il existe d’autres exemples d’alliances entre fabricants puisque nous connaissons au moins deux exemples de salle à manger de Brouhot qui ont reçu des étiquettes d’autres fabricants. C’est le cas de deux salles à manger dont l’une est conservée au Musée des arts décoratifs de Prague (cf. plus bas). Toutes deux portent au dos une étiquette « Mercier Frères », une des plus importantes maisons du Faubourg.
Louis Brouhot, buffet de salle à manger, au dos étiquette Mercier Frères. Coll. part. Photo site Artnet, droits réservés.
Quant à l’une des deux chambres à coucher qui figuraient au sein de feu le Musée Maxim’s, elle portait une étiquette « A. Bastet » un fabricant, décorateur et revendeur lyonnais[16]
Louis Brouhot, une des deux chambres à coucher du musée Maxim’s. Photo musée Maxim’s, droits réservés.
Étiquette A. Bastet, 3 et 5 rue du Président Carnot, Lyon, au dos de l’armoire de l’une des deux chambres à coucher du musée Maxim’s. Photo musée Maxim’s, droits réservés.
Il y a peu de chance pour que ces transferts de fabrication ou de diffusion aient été propres à Brouhot. Au contraire, il est plus probable qu’ils étaient monnaie courante au sein du Faubourg et au-delà et que c’est notre connaissance encore partielle de ce milieu qui nous les ait fait ignorer.
En dehors des caractéristiques propres à son style, le mobilier de Louis Brouhot a une autre particularité, assez unique, celle d’avoir été majoritairement publié et vendu pendant un bon demi-siècle sous le nom d’autres acteurs du mouvement Art nouveau. La confusion a commencé avec le livre consacré à l’Art nouveau que le commissaire-priseur Maurice Rheims a publié en 1965 où une armoire à glace de Brouhot, à la silhouette dérivée du cabinet de 1901, était attribuée à Eugène Grasset[17] dont les productions pour la décoration intérieure n’ont pourtant rien à voir avec le style de Brouhot.
Louis Brouhot, armoire à glace, coll. Brockstedt, Hambourg, publiée dans Rheims, Maurice, L’Art 1900 ou le style Jules Verne, notice 299, attribuée à Eugène Grasset.
Cette armoire, est sans doute celle qui est à présent exposée (avec le lit et la table de chevet de la chambre dont elle fait partie) au Bröhan Museum à Berlin. Dans une vidéo récemment publiée sur YouTube, le musée attribue d’ailleurs toujours cette chambre à Eugène Grasset.
Chambre à coucher de Louis Brouhot au Bröhan Museum à Berlin, attribuée à Eugène Grasset. Capture d’écran extraite d’une video YouTube.
Chambre à coucher de Louis Brouhot au Bröhan Museum à Berlin, attribuée à Eugène Grasset. Capture d’écran extraite d’une video YouTube.
Mais l’erreur la plus répandue a été l’attribution du mobilier de Brouhot à Léon Bénouville[18]. Ingénieur centralien, architecte diocésain, disciple d’Anatole de Baudot et également créateur de mobilier, Bénouville avait pourtant un style radicalement différent de celui de Brouhot et il est hautement improbable que lui et Brouhot aient jamais collaboré. Mais, illustration de la compétence toute relative des experts exerçant alors dans le domaine de l’Art nouveau à la fin du XXe siècle, le simple rapprochement des initiales de ces deux créateurs a suffi à créer cet amalgame. En effet, les meubles de Louis Brouhot ne portent pas de signature lisible mais seulement des initiales LB (ou parfois BL) ainsi que des numéros de modèles marqués au pochoir sur leur face postérieure.
Louis Brouhot, face arrière d’une desserte, vente Denis Herbette à Doullens 17 juillet 2014. Photo maison de vente Denis Herbette, droits réservés.
Cette attribution abusive à Bénouville du mobilier de Brouhot est passée dans les catalogues de ventes et même dans certains catalogues d’exposition[19].
Louis Brouhot, fauteuil, présenté sous le nom de Léon Bénouville à l’exposition Le XVIe arrondissement mécène de l’Art nouveau, à Paris, Beauvais et Bruxelles en 1984, n° 107. Photo droits réservés.
Nous pensons avoir été le premier à signaler cette erreur dans un article paru en 1992[20] dans la revue des Amis du musée de l’École de Nancy et longtemps resté sans retentissement notable.
Louis Brouhot, mobilier de chambre à coucher, vente Chenu-Scrive-Bérard à Lyon 4 novembre 2003, expert Thierry Roche, lots n° 102 (chaise) et n° 103 (lit, armoire, chevet), attribués à Bénouville. Photos Chenu-Scrive-Bérard, droits réservés.
Bien entendu, les meubles de Brouhot ont aussi été donnés au nancéien Louis Majorelle à qui le marché de l’art a attribué pendant des décennies de nombreux meubles de style Art nouveau non signés. C’est le cas de la salle à manger que possède depuis 1966 le Musée des arts décoratif de Prague[21], en dépit de l’absence de signature de Majorelle et même de la présence au dos d’une étiquette « Mercier Frères ».
Louis Brouhot, buffet de salle à manger, vers 1902, haut. 2,36 m, larg. 1,45 m, prof. 0,56 m, coll. Musée des arts décoratif de Prague, n° 70 369, attribué à Louis Majorelle.
Louis Brouhot, desserte de salle à manger, vers 1902, haut. 1,90 m, larg. 1,20 m, prof. 0,48 m, coll. Musée des arts décoratif de Prague, n° 70 370, attribuée à Louis Majorelle.
Ce n’est que ces dernières années que le marché de l’art dont l’expertise est maintenant dévolue à une nouvelle génération bien mieux formée, a commencé à revenir à des attributions correctes.
Louis Brouhot, buffet de salle à manger, vente Hôtel des ventes de Nimes Françoise Kusel et Pierre Champion, 14 mars 2020, lot 391, bien identifié comme Louis Brouhot par l’expert. Photo Gazette de l’hôtel Drouot, droits réservés.
Même si, de façon curieuse, certains experts, tout en signalant l’ancienne erreur et en proclamant qu’« il aura fallu près d’un siècle pour qu’enfin [Brouhot] reprenne la place qui lui revient » continuent tout de même, soit par sécurité, soit par déférence envers leurs devanciers, à donner l’attribution à « Brouhot ou Bénouville ».
Louis Brouhot, dessus d’une petite table marquetée, monogrammée « LB », attribuée à « Brouhot ou Bénouville ». Vente Marie Saint-Germain, Drouot, 25/06/24, lot 332, haut. 0,745 m, larg. 0,5 m, prof. 0,395 m. Droits réservés.
En dehors des ventes aux enchères, les occasions d’examiner en France du mobilier de Brouhot ne sont pas nombreuses. Si le plus bel exemple d’ensemble conservé en collection publique est à Prague (cf. plus haut), depuis la fermeture en 2017 du musée Maxim’s qui faisait la part belle au mobilier Art nouveau du Faubourg, on peut encore voir un cadre de glace de Brouhot à l’accueil d’un hôtel de l’avenue Victoria, et, en dehors de Paris, une chambre au sein de la collection Perrier-Jouët à Épernay.
Louis Brouhot, chambre à coucher. Le chevet à droite n’est pas de Brouhot. Coll. Perrier-Jouët. Photo F. D.
Louis Brouhot, chambre à coucher. Coll. Perrier-Jouët. Photo F. D.
Il arrive également que l’on croise du mobilier de Brouhot dans des films, plutôt anciens à présent, tel Le Viager, tourné en 1972. Les décorateurs de cinéma ou de télévision ont visiblement eu à leur disposition pendant des décennies de tels meubles incarnant parfaitement un intérieur petit-bourgeois démodé.
Jean-Pierre Darras (Émile Galipeau) et Rosy Varte (Elvire Galipeau) dans le film Le Viager, réalisé par Pierre Tchernia, scénario de Pierre Tchernia et René Goscinny, 1972. Photogramme YouTube-Le Monde du Cinéma, https://www.youtube.com/watch?v=C7RLTD1ht3A
Frédéric Descouturelle
Nous remercions Mme Lucie Teneur du CFA La Bonne Graine qui nous a fourni des renseignements sur l’implication de Louis Brouhot au sein du Patronage des Enfants de l’Ébénisterie, ainsi que Fabrice Kunégel qui s’est intéressé avec nous à Louis Brouhot dans les années 1990. Il nous a fourni plusieurs documents, ainsi que les renseignements généalogiques obtenus auprès de la famille de Brouhot. Merci également à Michèle Mariez qui nous a fourni un dessin provenant des archives de la maison Soubrier.
Notes
[1] Cette famille avec cinq enfants dont trois garçons était fortement insérée dans le milieu du meuble puisqu’à la naissance de Louis Brouhot, l’un des témoins était son grand-père maternel, monteur en bronzes, domicilié rue Bécarria, et l’autre témoin était menuisier en fauteuil. D’autres Brouhot ont également été retrouvés : Constantin Brouhot, cousin du père de Louis Brouhot, menuisier domicilié 98 rue Oberkampf en 1868 ; Jules Brouhot, frère de Louis Brouhot et qui a également participé aux concours du Patronage industriel des Enfants de l’Ébénisterie ; Édouard Brouhot, sculpteur domicilié 23 rue Voltaire en 1914. Ce dernier est peut-être le sculpteur du nom de Brouhot installé au 81-83 rue du Faubourg Saint-Antoine, retrouvé dans les almanachs du commerce de Paris.
[2] Liste électorale, 1891.
[3] Information transmise par le CFA de La Bonne Graine – école d’ameublement de Paris. Cette adresse peut aussi avoir été celle d’un ascendant de Louis Brouhot.
[4] Contrat de mariage du 7 juin 1899 par Me Robin à Paris
[5] Annuaire-Almanach du Commerce de l’Industrie de la Magistrature de l’Administration de Paris.
[6] Adresse portée sur les planches du portfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902.
[7] Annuaire-Almanach du Commerce de l’Industrie de la Magistrature de l’Administration de Paris.
[8] Annuaire-Almanach du Commerce de l’Industrie de la Magistrature de l’Administration de Paris.
[9] Le Patronage industriel des enfants de l’Ébénisterie a été fondé en 1866 par Henri Lemoine sous le nom de Patronage des enfants de l’Ébénisterie, dans le but pour d’organiser l’apprentissage dans les industries de l’ameublement. Elle est aujourd’hui connue sous le nom d’École d’Ameublement de Paris – La Bonne Graine, au 200 bis, boulevard Voltaire à Paris. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Chambre_d%27apprentissage_des_industries_de_l%27ameublement. Voir également notre article sur Vincent Épeaux au Faubourg Saint-Antoine.
[10] Le concours a vraisemblablement eu lieu en 1897 et ses résultats ont été proclamés en 1898, date qui figure sur le document de La Bonne Graine. Source : ibid.
[11] Ce concours ouvert à tous comportait deux épreuves : une étude libre d’ensemble d’un sujet, et une étude sur place d’un sujet restreint en lien avec le sujet principal en cinq heures et sans communication extérieure. Source ibid.
[12] L’année suivante, le président du concours était Frantz Jourdain, ami de Guimard et l’un des principaux soutiens de l’émergence de l’Art nouveau en France. D’autres personnalités liées au style Art nouveau ont également présidé ce concours : Charles Génuys en 1900, Eugène Grasset en 1905. Source ibid.
[13] La seule source actuellement retrouvée concernant cette participation au salon de la SAF est dans le livre Paris Salons d’Alastair Duncan. Malheureusement, l’origine des photographies reproduites dans cette série d’ouvrages n’est pas précisée.
[14] Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, pl. XII, Librairie spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur à Dourdan. Coll. part.
[15] « Encore doit-on savoir gré à M. Louis Malard d’avoir résisté à l’endémique attraction de la xylopolychromie, fort en honneur auprès de certains novateurs et dont M. Brouhot expose des spécimens aussi troublants qu’étranges. Il nous est impossible en effet de trouver le moindre charme à ses mosaïques de bois colorés teints ou « naïfs », exprimant dans des tonalités heurtées une flore conventionnelle, se détachant sur des levers de lune fuligineux ou sur la rutilance des couchers de soleil, ou encore nous montrant, en des paysages élégiaques, la rêverie de vierges grêles, échevelées, figurant des allégories symboliques. Ce n’est plus l’histoire romaine mise en madrigaux, comme rêvait de l’écrire le Mascarille des Précieuses ridicules. C’est la Nature et la Poésie traduite en tables de nuit, en cabinets, en servantes, en armoires à bijoux. » Henry Harvard, La Revue de l’Art ancien et moderne, oct. 1902, p. 260, à propos de l’Exposition des Industries du Mobilier au Grand Palais à Paris en 1902.
[16] Cette étiquette a entraîné pendant quelques années une fausse attribution de la chambre à coucher à ce fabricant lyonnais.
[17] RHEIMS, Maurice, L’Art 1900 ou le style Jules Verne, notice 299, Arts et Métiers graphiques, 1965.
[18] Cf. les articles publiés en 2024 sur notre site internet : Le Faubourg Saint-Antoine et l’Art nouveau (1895-1905) – Troisième partie : vers le mobilier « à bon marché » et Encore des chats !
[19] RHEIMS, Maurice, L’Art 1900 ou le style Jules Verne, Arts et Métiers Graphiques, 1965.
VIGNE, Georges, Le XVIe arrondissement mécène de l’Art nouveau, catalogue de l’exposition qui s’est tenue successivement à Paris, Beauvais et Bruxelles en 1984, n° 107, p. 7, Délégation à l’Action artistique de la Ville de Paris, 1984.
L’Art nouveau La Révolution décorative, Pinacothèque de Paris – Skira, exposition 18 avril – 8 septembre 2013., p. 58, table à thé.
[20] DESCOUTURELLE, Frédéric, « Léon Bénouville – Louis Brouhot, confusion entre deux créateurs de mobilier parisiens », Arts Nouveaux, revue de l’Association des Amis du Musée de l’École de Nancy, n° 8, 1992.
[21] Cette salle à manger a été achetée en 1966 par le Musée des arts décoratifs de Prague à la famille pragoise Grégr qui l’aurait acquise lors de l’Exposition universelle de 1900 à Paris. Vital Art Nouveau 1900, catalogue de l’exposition au Musée des Arts Décoratifs de Prague, p. 230-232, U(P)M, Arbor Vitae, 2013.
Dans le cadre de l’Année Guimard organisée par la Ville de Paris, le Cercle Guimard a collaboré avec les Archives de Paris pour la tenue d’une exposition thématique Guimard, Architectures parisiennes du 20 septembre au 21 décembre.
À quelques jours de l’ouverture, nous avons le plaisir de faire part à nos lecteurs de l’affiche qui accompagne l’exposition.
Le journal de l’exposition, rédigé par nos soins et édité par les Archives de Paris, prend la forme de nos précédentes publications de ce genre : deux feuilles de papier fort A2 pliées, soit huit grandes pages de textes et d’illustrations consacrées aux thèmes abordés dans les vitrines. Il sera disponible sur place aux Archives de Paris. Nous l’offrirons aussi à nos adhérents lors de notre AG du 10 octobre ou par courrier.
Première page du journal de l’exposition.
Les plans liés aux permis de construire déposés par Guimard feront bien entendu partie des points forts de l’exposition mais le public sera surpris par la variété des documents présentés, pour certains inédits.
Portail de la façade sur rue du Castel Béranger. Comparatif entre le premier plan déposé par Guimard en 1895 (Archives de Paris, 1Fi 51) et le portail effectivement construit (photo Laurence Benoist).
Des membres du Cercle Guimard seront présents tout au long du week-end des 21 et 22 septembre, coïncidant avec la nouvelle édition des Journées européennes du patrimoine, puis ponctuellement jusqu’à la fin de l’année.
Nous serons ravis de vous y retrouver pour vous faire découvrir l’exposition au cœur de cette institution si précieuse pour tous les chercheurs !
Le bureau du Cercle Guimard
Après avoir présenté l’émergence du style art nouveau au sein du Faubourg Saint-Antoine, puis l’attitude vis-à vis de ce courant moderne de la maison Soubrier, l’une des maisons les plus anciennes et les plus caractéristiques du Faubourg, nous allons aborder, dans cet article et dans le suivant, la production de deux maisons, nouvelles dans le faubourg à la fin du XIXe siècle et qui ont illustré ce style chacune à leur façon, mais toutes deux précocement.
Né en 1862, à Anché dans la Vienne d’où est originaire sa famille, Vincent Épeaux s’est marié en 1891 avec Marthe Jacquelin[1]. L’année suivante, alors qu’il était dessinateur en mobilier, il demeurait au 100 avenue des Ternes dans le XVIIe arrondissement de Paris[2]. Il n’était donc pas le successeur d’une maison de production familiale implantée dans le Faubourg, ni même ailleurs dans Paris car son nom, inexistant auparavant dans l’Almanach du Commerce à Paris, n’y est apparu qu’en 1894[3]. Compte tenu des délais de fabrication de ces annuaires, le début de son activité en tant qu’ébéniste indépendant se situe donc en 1893, c’est-à-dire à l’âge de 31 ans. Sa nouvelle adresse, au 81-83 avenue Ledru-Rollin (à proximité de la rue du Faubourg Saint-Antoine) est restée identique tout au long de sa carrière, signe qu’il y était commodément installé. Il s’agit d’un grand immeuble post-haussmannien cossu, nouvellement construit en 1892.
81-83 avenue Ledru-Rollin, architecte Augustin Latour, 1892. Photo F. D.
Cette installation dans le neuf est plutôt en faveur de la création d’une entreprise et non d’une succession. Cependant, sur la couverture du catalogue édité vers 1913, Épeaux revendiquait la direction d’une maison fondée en 1872, sans plus de précision[4].
Son atelier occupait l’un des emplacements dans la longue cour qui communique à l’arrière avec le 18 rue Saint-Nicolas[5].
Cour du 81-83 avenue Ledru-Rollin, architecte Augustin Latour, 1892. Au fond, la cour communique avec le 18 rue Saint-Nicolas. Photo F. D.
D’autres professionnels du bois et de la décoration y occupaient les autres ateliers : ébénistes[6], miroitier, doreur, fabricant de jouets, de toilettes, de cannage, etc., toutes professions qui se retrouvaient d’ailleurs dans chaque immeuble du quartier. S’il a probablement logé avec sa famille dans l’un des nombreux appartements sur rue ou sur cour, il est peu probable qu’Épeaux ait initialement loué l’un des deux magasins sur rue. Celui du 81 avenue Ledru-Rollin a pu être occupé par H. Aubenet, un décorateur d’appartement, et celui du 83 l’était par la Brasserie de la Poste.
Les annonces publiées dans l’Almanach commercial de Paris étaient réduites au strict nécessaire puisqu’Épeaux s’abstenait de figurer dans la rubrique « ébéniste » et « fabricant de meubles sculptés » comme le faisaient des maisons plus importantes (Mercier, Pérol, Krieger) qui y publiaient de petits encarts. Cette notion, jointe au fait qu’il s’agissait d’une création, désignent l’entreprise d’Épeaux comme une petite unité de production qui comptait initialement sans doute moins d’une dizaine d’employés.
Vincent Épeaux aurait pu faire évoluer son entreprise comme tant d’autres au Faubourg Saint-Antoine dont il n’est resté que peu de traces, mais il a choisi de s’intéresser à l’émergence de l’Art nouveau. Sans doute sa formation de dessinateur en mobilier a-t-elle pu le mettre en contact avec quelques personnalités novatrices et le sensibiliser aux évolutions en cours. Nous ne connaissons pas ses premières réalisations dans ce style, mais elles ont dû exister car sa participation à l’Exposition universelle de 1900 n’a pas pu se réaliser sans être précédée par d’autres meubles où la volonté de modernité avait pu s’afficher. Parmi ces hypothétiques meubles, nous serions tentés d’y inclure le buffet ci-dessous. Son image, parue tardivement en 1921, le donne pourtant comme ayant été créé en 1903, alors que son allure à la fois moderne et néo-Renaissance assez malhabile le différencie nettement du mobilier d’Épeaux après 1900.
Buffet à panneaux en cuir repoussé par Vincent Épeaux. La Renaissance de l’art français et des industries de luxe, déc. 1921, p. 614. Source Gallica.
À l’Exposition, la classe 69, celle des « meubles à bon marché et des meubles de luxe » était installée au rez-de-chaussée du palais médian de l’Esplanade des Invalides, du côté de l’avenue de Constantine. Des portiques divisaient l’espace en salles et, pour éviter les banales juxtapositions de meubles, chaque exposant pouvait disposer d’un ou plusieurs salons sur estrade, ouverts du côté de la circulation du public[7]. Les styles classiques y côtoyaient le style moderne. Épeaux a donc décidé d’y faire un coup d’éclat en y présentant une grande salle à manger complète en acajou comprenant une table et un nombre indéterminé de chaises (en règle douze), un buffet, une desserte, un argentier et une cheminée, le tout sur le thème de la fleur du pommier. C’est aussi sur ce thème qu’il a fait confectionner une carte sur laquelle les cercles, en haut au centre, sont en attente des médailles à glaner.
Carte professionnelle de Vincent Épeaux, imprimée vers 1900. Coll. part.
Cet ensemble copieux et d’une très belle finition lui a valu une médaille d’argent, mais malgré cette distinction, nous ne disposons pas pour l’instant de bonnes photographies prises à cette occasion. Les grandes revues qui se consacraient à l’art décoratif l’ont ignoré et c’est à peine si sa table a été publiée dans la Gazette des Beaux-Arts en 1901[8].
Table de la salle à manger de Vincent Épeaux présentée à l’Exposition universelle de 1900. La Gazette des Beaux-Arts, 1901, p. 141. Reproduit dans Duncan, Paris Salons, p. 181, sans indication de la provenance, avec une erreur dans la légende.
Le portfolio Meubles de style moderne Exposition universelle de 1900[9] l’a également négligé. En fait, nous ne la connaissons vraiment que par les éléments qui sont parvenus jusqu’à nous, et en particulier lorsqu’elle est partiellement réapparue à New York en 1988 dans une galerie[10].
Salle à manger par Vincent Épeaux présentée à l’Exposition universelle de 1900, L’Estampille, février 1988.
Desserte de la salle à manger par Vincent Épeaux présentée à l’Exposition universelle de 1900, L’Estampille, février 1988.
Elle était alors incomplète car si le buffet, la desserte, la table et l’argentier étaient présents, il manquait la cheminée. Quant aux chaises qui accompagnaient l’ensemble, elles étaient d’une teinte de bois un peu différente et surtout d’un motif décoratif autre. En fait, il s’agissait d’un modèle de la maison Devouge & Colosiez[11], probablement diffusé à partir de 1902, que l’antiquaire américain avait utilisé pour compléter dignement la salle à manger.
Chaise Devouge & Colosiez, présentée au sein d’un groupe de chaises du même fabricant, porfolio relié Le Salon des Industries du Mobilier, 1902, pl. 150. Armand Guérinet éditeur. Coll. part.
Les véritables chaises de la salle à manger d’Épeaux étaient très probablement fort différentes, d’une essence et surtout d’un décor aux fleurs de pommier en rapport avec l’ensemble. Nous n’en connaissons qu’un exemplaire, longtemps resté en collection privée et qui n’est repassé que récemment en vente publique.
Dossier d’une chaise ayant probablement appartenu à la salle à manger de Vincent Épeaux présentée à l’Exposition universelle de 1900, velours brodé. Coll. part. Photo Fabrice Kunégel.
Chaise ayant probablement appartenu à la salle à manger de Vincent Épeaux présentée à l’Exposition universelle de 1900, assise et dossier couverts en velours brodé, haut 94 cm. Vente Alexandre Landre, Nancy, 21 avril 2024, lot n° 201. Photo Alexandre Landre.
Peu après sa présentation en galerie, la salle à manger (avec les chaises de Devouge & Colosiez) a été mise en vente chez Christie’s à New York en 1990[12], puis 25 ans plus tard en 2015 chez Sotheby’s, toujours à New York[13]. À ces occasions, ses éléments ont de nouveau été photographiés et ont été séparés lors de la seconde vente.
Buffet de la salle à manger de Vincent Épeaux présentée à l’Exposition universelle de 1900. Vente New York Christie’s, 24 mars 1990, haut. 3 m, larg. 2 m, prof. 0,65 m.
Le buffet est à présent dans les réserves du Wolfsonnian museum à Miami Beach en Floride.
Buffet de la salle à manger de Vincent Épeaux présentée à l’Exposition universelle de 1900, The Wolfsonnian museum, Miami Beach. Photo Nicholas Christodoulidis.
L’argentier fait à présent partie de collection de la galerie Zéhil à Monaco.
Argentier de la salle à manger de Vincent Épeaux présentée à l’Exposition universelle de 1900. Vente Christie’s New York, 24 mars 1990, haut. 2,58 m, larg. 1,47 m, prof. 0,48 m
Pied gauche de l’argentier de la salle à manger de Vincent Épeaux présentée à l’Exposition universelle de 1900. Coll. et photo galerie Robert Zéhil à Monaco.
Panneau central de l’argentier de la salle à manger de Vincent Épeaux présentée à l’Exposition universelle de 1900. Coll. et photo galerie Robert Zéhil à Monaco.
La table est à présent dans une grande collection privée américaine à Chicago (en compagnie des chaises de Devouge & Colosiez).
Table de la salle à manger de Vincent Épeaux présentée à l’Exposition universelle de 1900. Vente Sotheby’s New York, 16 décembre 2015, lot n° 41, haut. 0,72 m, larg. 1,60 m, prof. 3,02 m.
La desserte est actuellement en collection privée, de localisation inconnue.
Desserte de la salle à manger de Vincent Épeaux présentée à l’Exposition universelle de 1900. Vente Sotheby’s New York, 16 décembre 2015, lot n° 40, haut. 1,10 m, larg. 1,38 m, prof. 0,52 m. Le plateau reçoit un ensemble de 12 carreaux de faïence au motif d’une branche de pommier en fleurs.
Comme le suggérait Roger Marx dès 1901, ce mobilier parisien s’inscrivait clairement dans le style nancéien qui voulait qu’à la fois structure et ornementation soient composées d’après la Nature. Mais il est évident qu’avec sa construction très orthogonale sur laquelle sont plaqués des arrangements artificiels de lignes, il ne pouvait lutter avec les meubles de Gallé et surtout avec ceux de Majorelle dont les structures à la fois souples et ordonnées étaient alors sans équivalents dans le mobilier moderne. Le rapport du jury pointait d’ailleurs d’emblée l’essentiel de ses caractéristiques :
« […] Il a déployé dans son œuvre un travail très tenace et très sérieux ; et en dépit de quelques erreurs architecturales, il faut sincèrement le féliciter. La cheminée et le buffet sont en acajou de Cuba, avec des fonds en bois d’or du même pays. Sur la table à découper des céramiques et sur la table à manger des marqueteries répètent le thème floral. On peut ne pas admirer les enchevêtrements bizarres et peut-être superflus qui règnent de-ci de-là, aux frontons notamment, mais on ne saurait trop louer le soin jaloux avec lequel les détails ont été traités : le groupement harmonieux des fleurs est digne de tous les éloges[14]. »
C’est en 1902 que sont parues des photos de la cheminée, à nouveau exposée au Salon du mobilier qui s’est tenu au Grand Palais. Il est donc vraisemblable que le client qui a acheté la salle à manger après l’Exposition universelle (ou qui l’avait commandée auparavant) possédait déjà une cheminée.
Cheminée de la salle à manger par Vincent Épeaux pour l’Exposition universelle de 1900, à nouveau présentée au Salon du mobilier au Grand Palais en 1902. Porfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, Librairie Spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur. Coll. part.
Cheminée de la salle à manger par Vincent Épeaux pour l’Exposition universelle de 1900, à nouveau présentée au Salon du mobilier au Grand Palais en 1902. Porfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, Librairie Spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur. Coll. part.
Cheminée de la salle à manger par Vincent Épeaux pour l’Exposition universelle de 1900, à nouveau présentée au Salon du mobilier au Grand Palais en 1902. Porfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, Librairie Spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur. Coll. part.
Au Salon du mobilier en 1902 au Grand Palais, sur son stand placé sur le pourtour de la nef, Épeaux présentait un ensemble de chambre à coucher aux meubles plus simples et donc plus vendables que deux ans auparavant. Il y utilisait un jeu de lignes courbes séparant les panneaux. Ceux-ci, d’une essence plus claire, étaient enjolivés de marqueteries de pavot, un motif presque convenu pour symboliser le sommeil. Comme un tic décoratif issu de la copie et de la réinterprétation continuelle du mobilier rocaille ou comme un hommage à la commode de Gallé Les Parfums d’autrefois (1894), un bouquet sculpté des mêmes fleurs persistait à couronner les meubles, à un moment où les décorateurs les plus avancés dans le style moderne s’abstenaient de placer sur leurs créations ce genre de motifs superfétatoires.
Armoire de la chambre à coucher par Vincent Épeaux au Salon du mobilier au Grand Palais en 1902. Porfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, pl. XXIV, Librairie Spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur. Coll. part.
Lit de chambre à coucher par Vincent Épeaux au Salon du mobilier au Grand Palais en 1902. Porfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, pl. XXIV, Librairie Spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur. Coll. part.
Chevet de chambre à coucher par Vincent Épeaux au Salon du mobilier au Grand Palais en 1902. Porfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, Librairie Spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur. Coll. part.
Curieusement, on retrouve ce bouquet sculpté apical[15], ainsi que des sculptures florales aux lignes souples et une découpe semblable des joues de l’armoire sur une chambre à coucher de Georges Nowak[16] présentée au même salon. Seules les épaisses pointes d’angles comme étirées qui ont caractérisé le mobilier de Nowak pendant quelques années permettent de le reconnaître.
Georges Nowak, armoire de la chambre à coucher exposée au Salon du mobilier en 1902, porfolio relié Salon des Industries du Mobilier, 1902, Armand Guérinet éditeur. Coll. part.
Si comme la plupart des exposants, Épeaux s’efforçait de briller par de beaux meubles sculptés, il ne négligeait pas non plus de montrer qu’il en exécutait aussi de beaucoup plus abordables, exécutés plus simplement dans des planches découpées.
Étagère par Vincent Épeaux présentée au Salon du mobilier au Grand Palais en 1902, au-dessus-du lit. Porfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, Librairie Spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur. Coll. part.
Après cette importante manifestation, Épeaux a encore régulièrement exposé ses nouvelles créations et tout d’abord au Salon de la Société Nationale des Beaux-Arts en 1904 où il a présenté un lit et un chevet en acajou et amboine. Ce sont probablement les mêmes meubles qu’il a exposés l’année suivante à la seconde édition du Salon du mobilier[17], toujours au Grand Palais. Le motif d’ombelles, la ligne générale et même certains détails de ces meubles auraient très bien pu les faire passer pour de purs produits nancéiens.
Lit aux ombelles par Vincent Épeaux exposé au 2ème Salon du mobilier en 1905. Portfolio Salon des Industries du Mobilier, 1905, 2ème série, Armand Guérinet éditeur, pl. 166. Coll. part.
Armoire de chambre à coucher aux ombelles par Vincent Épeaux exposé au 2ème Salon du mobilier en 1905. Reproduction dans Duncan, Paris Salons, p. 181, sans indication de provenance.
Sièges par Vincent Épeaux exposés au 2ème Salon du mobilier en 1905. Portfolio Salon des Industries du Mobilier, 1905, 2ème série, pl. 168, Armand Guérinet éditeur. Coll. part.
Comme pour la première édition du Salon du mobilier en 1902, Épeaux a également exposé des meubles plus économiquement réalisés par découpe dans des planches d’épaisseur constante.
Tables d’appoint par Vincent Épeaux exposées au 2ème Salon du mobilier en 1905. Reproduction dans Duncan, Paris Salons, p. 180, sans indication de provenance.
Cette fois, son stand faisait partie d’un îlot central, tandis que sa participation au Concours de mobilier pour habitations à bon marché se trouvait au premier étage, avec celle des autres concurrents. Tout en prenant part à ce concours, il faisait également partie de son comité.
Au sein du catalogue de ce salon, Épeaux s’est offert une pleine page de publicité, mais sans doute conscient du retour en grâce des styles historiques qui s’effectue à ce moment, il a choisi de l’illustrer par une cheminée néo-Louis XV, son trumeau avec horloge intégrée et des boiseries. En fait, comme la plupart des fabricants ayant œuvré dans le style moderne, il ne s’est jamais privé de fabriquer et d’exposer ces valeurs commercialement sûres que constituaient les styles anciens, constamment demandés par la bourgeoisie.
Publicité d’Épeaux, catalogue officiel du 2ème salon du mobilier, p. 54. Coll. part.
La même année, du 14 au 30 octobre en 1905, il a participé à la première exposition de la Société d’Art Décoratif Contemporain qui s’est tenue à la galerie Georges Petit[18]. Au début de l’année précédente, Épeaux avait contribué à fonder cette société[19] qui entrait plus ou moins en rivalité avec la Société des Artistes Décorateurs[20] mais qui semble avoir eu une existence assez brève puisqu’elle n’a plus fait parler d’elle après cette manifestation initiale. Nombre de décorateurs ont d’ailleurs adhéré aux deux sociétés mais, pour sa part, Épeaux n’a pas exposé au salon des Artistes décorateurs.
En 1906, il a participé à l’Exposition universelle de Milan où il a à nouveau exposé la cheminée, reliquat de sa salle à manger de l’Exposition universelle de Paris en 1900[21].
Cheminée de la salle à manger par Vincent Épeaux pour l’Exposition universelle de 1900, à nouveau présentée à l’Exposition universelle de Milan en 1906. Reproduction dans Duncan, Paris Salons, p. 181, sans indication de provenance.
Enfin, en 1913 à Gand, il a également participé à la dernière exposition universelle à avoir été organisée avant la Première Guerre Mondiale. À cette occasion, il était hors concours et membre du jury de la classe du mobilier.
Grâce au talent de ses sculpteurs, Épeaux était capable de produire dans son atelier de petits objets en ronde-bosse de grande qualité comme cet encrier.
Encrier signé V. Épeaux, s.d. Coll. et photo galerie Zéhil, Monaco.
Encrier signé V. Épeaux, s.d. Coll. et photo galerie Zéhil, Monaco.
Mais cette activité de création de modèles uniques a probablement diminué au profit de l’édition de meubles en séries, ce qui ne devenait possible qu’avec une augmentation du nombre de salariés. Cette production en série justifiait la publication de catalogue dont nous ne connaissons qu’un exemplaire, édité vers 1913. Des modèles modernes d’époque différentes y montrent l’évolution de son style vers la simplification, conformément à la tendance générale.
Catalogue Épeaux c. 1913, p. 28. Coll. part.
La chaise n° 353 mérite qu’on s’y arrête un instant.
Chaise modèle n° 353, catalogue Épeaux, c. 1913. Coll. part.
Cette chaise dont le dossier et l’assise sont couverts d’un cuir au motif de marronnier a sans doute connu un certain succès. Il est probable qu’elle a été déclinée sous forme d’un canapé et certain qu’elle l’a été sous forme d’une méridienne. Nous la retrouvons à l’identique sur une planche d’un portfolio édité onze ans plus tôt, celui du salon des industries du mobilier de 1902, censée présenter des meubles de la maison Guérin[22].
Porfolio relié Le Salon des Industries du Mobilier, 1902, pl. 148, Armand Guérinet éditeur. Coll. part.
La possibilité d’une erreur de légende d’époque existe car, si nous sommes à peu près sûr que la table est bien de Georges Guérin, le doute subsiste pour la sellette[23]. Mais cette chaise, dans sa version plus économique avec sa garniture en cannage, se retrouve aussi photographiée sur une planche d’un porfolio du 3ème salon du mobilier en 1908 censée présenter des œuvres de la maison Malard[24].
Chaises de la maison Malard, portfolio relié Le Salon des Industries du Mobilier, 1908, 2ème série, Armand Guérinet éditeur. Coll. part.
Il est donc possible que dans le milieu du mobilier parisien, au fonctionnement plus endogène qu’ailleurs, un modèle créé par une maison ait pu être vendu par une autre ou qu’un même modèle ait été acheté à un dessinateur indépendant par plusieurs maisons.
En dehors de quelques modèles fortement marqués par le style Art nouveau, les meubles présents sur le catalogue d’Épeaux ne sont pas très facilement reconnaissables. Nous pensons toutefois pouvoir identifier une table proche du modèle n° 347.
Table probablement par Vincent Épeaux, proche du modèle n° 347 du catalogue. Coll. part.
Dans le catalogue, ces meubles modernes voisinent aussi avec des meubles de « style hollandais ».
Catalogue Épeaux c. 1913, p. 26. Coll. part.
Et à la page suivante, outre un « buffet dressoir moderne » ressemblant beaucoup à la ligne de meubles développée par Eugène Martial Simas pour la maison Dumas à partir de 1902, on retrouve sans surprise la cheminée de la salle à manger de 1900, toujours invendue et ayant au fil des ans de moins en moins de chance de l’être. Sa présence dans le catalogue, plus à titre d’exemple de chef-d’œuvre de la maison que d’article à vendre, nous permet néanmoins de connaitre sa largeur : 1,60 m. Si elle existe encore, elle est actuellement de localisation inconnue.
Catalogue Épeaux c. 1913, p. 27. Coll. part.
Signe d’un engagement sincère dans la rénovation stylistique, Épeaux ne s’est pas contenté de fabriquer et de vendre des meubles modernes puisqu’il a aussi eu une activité associative importante en s’intéressant en particulier à l’apprentissage, un sujet qui a régulièrement préoccupé la profession pendant des décennies. Épeaux était le voisin presqu’immédiat du fabricant de mobilier Jules Boisson (1845-1917) établi au 77 avenue Ledru-Rollin. Oublié de nos jours, Boison avait pourtant reçu une médaille d’or à l’Exposition universelle de 1900 pour une salle à manger moderne lointainement inspirée par le style Empire. Avant cela, il est devenu à partir de 1888 président du Patronage industriel des Enfants de l’Ébénisterie dont il abritait le siège à son adresse[25]. Sous son impulsion, le Patronage avait présenté plusieurs meubles modernes à l’Exposition universelle de 1900. En 1912, c’est Épeaux qui a repris la présidence du Patronage et en a perpétué l’activité de formation des jeunes ouvriers. On connaît ainsi de lui une vitrine pour collection d’affiche exécutée en 1917 par le Patronage et qui montre (à moins qu’il n’ait repris un modèle plus ancien) que son style avait peu évolué au moment de la Première Guerre mondiale.
Vincent Épeaux, vitrine pour collection d’affiches, La Renaissance de l’art français et des industries de luxe, déc. 1921, p. 618. Source Gallica.
En 1914, trop âgé pour être mobilisé, Vincent Épeaux a cependant vu son fils Henri, né en 1896, être appelé, sans doute à partir de 1915. Après la guerre, Henri a épousé Simone Mignon-Falize le 21 avril 1921[26].
À cette date, la revue La Renaissance de l’art français et des industries de luxe a publié un long article consacré à l’histoire du mobilier au Faubourg Saint-Antoine [27]. Dans la dernière partie de l’article qui traite du mobilier moderne, Vincent Épeaux était cité, photographies à l’appui, comme l’un initiateurs et des partisans du style moderne au sein du Faubourg (cf. plus haut la photographie d’un buffet). L’auteur avait posé plusieurs questions concernant le devenir du style moderne à plusieurs fabricant du Faubourg, dont Épeaux. Ce dernier y a répondu en réaffirmant sa foi dans le style moderne, sans vouloir toutefois de rupture avec les styles anciens des chef-d’œuvres desquels il convenait de continuer à s’inspirer ; un discours qui certes émanait d’un fabricant qui avait osé innover en 1900 mais qui aurait pu être tenu à n’importe quel moment à partir de 1905. Cependant les reproductions de ses derniers meubles modernes incluses dans l’article montraient qu’Épeaux avait bien pris avec un certain nombre d’autres maisons du Faubourg le virage de l’Art déco qui allait se révéler au grand public quelques années plus tard, en 1925.
Bureau de style Art déco par Vincent Épeaux, La Renaissance de l’art français et des industries de luxe, déc. 1921, p. 630. Source Gallica.
Armoire de chambre à coucher de style Art déco par Vincent Épeaux, La Renaissance de l’art français et des industries de luxe, déc. 1921, p. 631. Source Gallica.
L’article de La Renaissance faisait également le point sur l’enseignement professionnel et mentionnait également l’action d’Épeaux au Patronage industriel des Enfants de l’Ébénisterie. Outre la présidence du Patronage, Épeaux y assurait alors un cours mensuel public et gratuit d’histoire des styles avec des projections.
Cet article avait été publié peu après le congrès des Industries françaises de l’Ameublement qui s’était tenu pendant trois jours en mai 1921[28]. Après les bouleversements humains et économiques engendrés par la Première Guerre mondiale, la profession tâchait de se réorganiser. Épeaux, qui était devenu secrétaire de la Chambre syndicale de l’ameublement[29] avait rendu à cette occasion un rapport à propos de l’apprentissage, sujet qui continuait à préoccuper les fabricants tout autant qu’avant-guerre. Quelques autres échos de sa participation à la vie associative de l’après-guerre nous sont parvenus, comme sa présence au banquet de la Société d’Encouragement à l’Art et à l’Industrie le 7 juillet 1922[30] ou son titre de membre du jury de prix attribués par la Société d’Encouragement à l’Art et à l’Industrie et récompensant des exposants au salon de la Société des Artistes Décorateurs en 1926[31].
Après le décès de Vincent Épeaux en 1945, son fils Henri s’est associé le 25 juillet 1946 à part égale avec Roger-Étienne Bréchet pour fonder la société Épeaux et Cie, toujours à la même adresse[32].
Frédéric Descouturelle et Ophélie Depraetere.
Nous remercions Fabrice Kunégel pour les multiples renseignements et illustrations qu’il nous a procurés, ainsi que Robert Zéhil à Monaco et sa collaboratrice qui nous ont envoyé plusieurs illustrations d’objets de la galerie à Monaco.
Notes
[1] Source Geneanet.
[2] État civil de Paris, 1892.
[3] Annuaire-Almanach du Commerce de l’Industrie de la Magistrature de l’Administration de Paris, consulté de 1894 à 1900.
[4] Cette date fait probablement référence au rachat d’un fonds. Nombreuses étaient alors les entreprises qui se « vieillissaient » de façon plus ou moins authentique pour s’octroyer une plus grande respectabilité.
[5] L’opération immobilière qui a consisté à réunir plusieurs parcelles, s’est achevée en 1899 par la construction par le même architecte de l’immeuble du 18 rue Saint-Nicolas.
[6] Gouffé, l’un de ces ébénistes disposant d’un atelier dans la cour, était administrativement établi au 18 rue Saint-Nicolas. Il était de la même famille que « Gouffé jeune » au 46 rue du Faubourg Saint-Antoine qui a aussi pratiqué le style Art nouveau.
[7] Exposition universelle internationale de 1900 à Paris, Rapport général administratif et technique par Alfred Picard, tomme quatrième, 1903.
[8] MARX, Roger, La décoration et les industries d’art, La Gazette des Beaux-Arts, 1901. Originaire de Nancy, ami d’Émile Gallé et fervent partisan de la rénovation des arts décoratifs, Roger Marx place clairement Épeaux dans la filiation du mobilier de Gallé. La qualité de la reproduction disponible est si médiocre que nous ne la publions pas.
[9] Meubles de style moderne. Exposition Universelle de 1900, sous la direction de Théodore Lambert, Charles Schmid éditeur, s.d.
[10] Anonyme, « Un exceptionnel mobilier 1900, L’Estampille, février 1988, p. 8-10.
[11] Successeurs de la maison Lalande, Devouge & Colosiez étaient également installé au Faubourg Saint-Antoine, au 34 rue de Charenton.
[12] Vente Christie’s New York, Important 20th Century Decorative Arts, 24 mars 1990, lots n° 143 à 147.
[13] Vente Sotheby’s New York, Important design, 16 décembre 2015, lots n° 39 à 41.
[14] Neveux, Pol, Rapport du jury international à l’Exposition universelle de Paris en 1900, groupe XII, Décoration et mobilier des édifices publics et des habitations, classe 69, meubles de luxe et meubles à bon marché, p. 129.
[15] Ce motif du bouquet sculpté apical se retrouvait aussi sur des meubles de la maison Soubrier.
[16] Georges Nowak s’est installé au 47 rue du Faubourg Saint-Antoine vers 1899 avant de se déplacer au 2 rue de la Roquette vers 1904. Source : Annuaires-Almanachs du Commerce de l’Industrie de la Magistrature de l’Administration de Paris.
[17] 2ème Salon du Mobilier, catalogue officiel. Coll. part.
[18] L’Art Décoratif, janvier 1906.
[19] Fondée le 03 février 1904, elle comptait parmi ses membres fondateurs l’ébéniste Eugène Belville, le décorateur (également compositeur et chimiste) Edouard Bénédictus, le céramiste Taxile Doat, le décorateur Abel Landry, les illustrateurs Victor Lhuer et Paul Ranson, le ferronnier Émile Robert, le peintre Henry de Waroquier. Parmi les membres sociétaires on comptait l’orfèvre et émailleur Eugène Feuillatre, le céramiste Henri de Vallombreuse, l’ébéniste Mathieu Gallerey, et de façon plus inattendue le fabricant de meuble nancéien Louis Majorelle. Source : Journal des Artistes, 15 octobre 1905 ; Le XIXe siècle, 17 octobre 1905 ; Le Rappel, 17 octobre 1905.
[20] Créée en 1901, la Société des Artistes Décorateurs a tenu son premier salon en 1904.
[21] La seule référence connue à cette participation est une photographie de la cheminée de l’Exposition universelle de 1900, reproduite dans Duncan, Paris Salons, p. 181, sans référence bibliographique.
[22] Georges Guérin était installé au 10-14 rue du Faubourg-Saint-Antoine.
[23] La sellette a fait l’objet d’une photographie à part sur une planche dédiée à la maison Guérin dans le portfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, pl. XX, Librairie Spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur. Mais on la retrouve aussi sur le stand de Louis Brouhot lors du 3ème salon du mobilier en 1908 (portfolio Le Salon des Industries du Mobilier, 1908, 2ème série, pl. 148 et 149, Armand Guérinet éditeur).
[24] En 1908, Oudard est le successeur de Louis Malard, 9 bis rue de Maubeuge, en dehors du Faubourg Saint-Antoine.
[25] En 1921, l’adresse du Patronage était toujours au 77 rue Ledru-Rollin.
[26] Journal des Débats politiques et littéraires 10 avril 1921.
[27] Sedeyn, Émile, « Le Faubourg Saint-Antoine », La Renaissance de l’art français et des industries de luxe, décembre 1921. Coll. part.
[28] Le Courrier républicain, journal de la Démocratie de l’arrondissement de Bagnères-de-Bigorre, 28 mai 1922.
[29] Recueil des actes administratifs de la Préfecture du département de la Seine 1907.
[30] Le Petit Journal, 8 juillet 1922.
[31] La Revue des Beaux-Arts, 1er juillet 1926.
[32] Le Quotidien Juridique, 27-30 juillet 1946.
Parmi les collaborations que nous avons mises en place pour célébrer l’Année Guimard, nous avons signé une convention avec les Archives de Paris qui désiraient créer une exposition thématique « Guimard, Architectures parisiennes », dans les vitrines de leur salle d’exposition attenante à l’accueil. Cette exposition débutera pour les Journées Européennes du Patrimoine, les 20, 21, 22 septembre prochains, et se prolongera jusqu’au 21 décembre.
Salle d’exposition des Archives de Paris, 18 boulevard Sérurier.
Au gré de nos recherches nous fréquentons les Archives de Paris depuis de nombreuses années, mais l’occasion de nouer un contact plus étroit avec son équipe dirigeante s’est offerte en rencontrant sa directrice Mme Béatrice Hérold aussitôt après la conférence inaugurale mettant en route l’année Guimard, le 31 janvier dernier à la mairie de Paris.
Projet d’élévation de la façade sur rue du 18 rue Henri Heine, avec alternative en rabat, décembre 1925, haut. 71,5 cm, larg. 37, 2 cm. Coll. Archives de Paris, 2Fi 141.
Une première réunion avec Béatrice Hérold et Laurence Benoist, responsable du département des publics aux Archives de Paris, nous a permis de préciser les demandes des Archives qui avaient sélectionné pour cette exposition quelques-uns des bâtiments de Guimard (le Castel Béranger, le métro, la Salle Humbert de Romans, l’hôtel Nozal, l’hôtel Mezzara, l’hôtel Guimard de l’avenue Mozart, l’immeuble Guimard de la rue Henri Heine, la synagogue de la rue Pavée) auxquels s’ajoutait une vitrine consacrée à la biographie de Guimard.
Réunion avec l’équipe des Archives de Paris. De gauche à droite : Laurence Benoist, responsable du département des publics ; Dominique Jugnié, cheffe du service de la valorisation ; Béatrice Hérold, directrice des Archives de Paris.
Deux autres réunions avec la participation de Dominique Jugnié, cheffe du service de la valorisation aux Archives de Paris, ont permis de définir et de numéroter les 74 documents et objets qui seront présentés et pour lesquels le Cercle Guimard offre son expertise. Nous prêtons d’ailleurs une bonne part de ces documents et objets avec l’objectif de mettre en perspective ceux détenus par les Archives de Paris notamment les plans d’architecte du fonds Guimard dont la plupart ont été numérisés et sont à présent disponibles en ligne (https://archives.paris.fr/r/123/archives-numerisees/).
Carton d’invitation à la cérémonie de mariage d’Hector Guimard et d’Adeline Oppenheim le 17 février 1909, haut. 13,6 cm, larg. 19,4 cm. Centre d’archives et de documentation du Cercle Guimard.
Ces recherches préalables dans les collections des Archives de Paris ont été l’occasion de nettoyer et de restaurer certains documents et ont eu aussi l’heureux effet d’en exhumer d’inédits dont nous donnerons la primeur prochainement. Nous avons également mis en route la publication d’un journal de l’exposition, sur le modèle de ceux que nous avons déjà réalisés pour nos précédentes expositions. Il sera mis à disposition des visiteurs dès le vernissage. Cette collaboration se déroule donc dans un esprit de très grande cordialité et nous espérons qu’elle sera suivie par d’autres.
Le bureau du Cercle Guimard
Le monument commémoratif à Paul Nozal situé sur la commune de Le Tâtre en Charente (16) a bénéficié ces deux dernières années d’une campagne de mise en valeur exécutée par les services de la commune. Les travaux se sont achevés en fin d’année dernière.
Le processus d’inscription au titre des monuments historiques ayant abouti en 2021[1], nous avions été sollicités peu de temps après par le conseil municipal de la commune, soucieuse de restaurer le monument dessiné par Guimard et d’aménager son environnement immédiat. Surprise d’abriter sur son territoire ce qui était jusqu’à présent ignoré ou considéré au mieux comme une curiosité locale, la mairie cherchait à compléter ses connaissances sur l’histoire du monument.
Monument à Paul Nozal. Photo archives communales s.d.
En effet si l’accident automobile ayant provoqué la mort de Paul Nozal a été abondamment relayé dans la presse nationale et locale de l’époque, la date de l’installation du monument est moins précise, vraisemblablement antérieure à 1907[2]. Exécuté en pierre locale, son dessin est un rappel des piliers encadrant le portail d’entrée principal des magasins Nozal à Saint-Denis. Malheureusement, il a lui-même subi un accident dans les années 1960.
Le monument renversé et disloqué. Photo prise dans les années 1970. Archives du Cercle Guimard.
Longtemps remisé, il avait ensuite été réinstallé au même emplacement.
Le monument en 2012. Photo auteur.
Situation du monument en bordure de la Nationale 10 en 2012. Photo auteur.
Depuis la fin des années 2010, et par les hasards heureux d’un réaménagement routier, le monument ne se trouvait déjà plus en bordure de la dangereuse Nationale mais le long d’une petite voie communale dont la tranquillité seyait mieux à sa fonction. La mairie avait profité de l’occasion pour nettoyer la stèle noircie par la pollution et les intempéries. La pierre avait ainsi retrouvé sa blondeur originelle.
Le monument en 2022 après son nettoyage. Photo Bruno Dupont.
Ce nettoyage avait aussi permis d’améliorer la lisibilité de l’inscription en découvrant au passage les quatre « x » (pour « OZAL ») portés en exposant de la lettre « N ». Autre découverte : la lettre grecque « Ω », symbole de fin et d’éternité qui clôture opportunément le texte.
Inscription du monument après son nettoyage. Photo Bruno Dupont.
Il ne restait plus qu’à aménager les abords et à installer un panneau explicatif dont nous avions fourni le texte. C’est désormais chose faite depuis la fin de l’année dernière. Le monument a donc retrouvé un environnement paisible, et les vaches du pré voisin un peu de tranquillité…
Les abords du monument réaménagés fin 2023. Photo archives communales.
Panneau explicatif installé à côté du monument. Photo archives communales.
Ainsi que nous le faisons régulièrement, nous complétons et modifions les dossiers que nous publions sur le site de l’association au gré de nos recherches et de nos découvertes, mais aussi des informations que nos lecteurs nous communiquent en citant systématiquement nos sources et laissons de côté les théories au mieux distrayantes que l’on nous signale parfois sur internet.
Concernant le drame familial survenu en Charente et plus globalement sur les relations entre la famille Nozal et Hector Guimard, nous renvoyons nos lecteurs vers le dossier en deux parties déjà publié sur le site de l’association et qui vient d’être enrichi de documents inédits et de nouvelles informations issus des archives familiales et du Cercle Guimard : voyage de Paul Nozal et Hector Guimard à l’été 1901, clichés inédits du Chalet Blanc/La Surprise en construction et de la famille Nozal dans leur propriété du Ranelagh :
Bonne lecture.
Olivier Pons
Notes
[1] Inscription par arrêté du 09 avril 2021.
[2] Grâce au pèlerinage annuel effectué par la famille Nozal sur les lieux du drame, nous savons néanmoins que la stèle était en place en 1907.
(à voir jusqu’au 14 juillet 2024)
Régulièrement, le musée d’Orsay organise de petites expositions, dénommées « accrochages », centrées sur un sujet précis et qui ne bénéficient pas d’une couverture médiatique très importante. Nous attendions avec impatience celle-ci, organisée par Clémence Raynaud, conservatrice en chef Architecture et Claire Guitton, chargée d’études documentaires Architecture. Dès son ouverture le 16 mars, une petite délégation du Cercle Guimard s’y est rendue.
Cet accrochage concerne essentiellement des dessins issus du fonds découvert en 1968 par Yves Plantin et Alain Blondel[1] à l’Orangerie du domaine de Saint-Cloud. Guimard avait obtenu en 1918 l’autorisation de la direction des Bâtiments civils d’y déposer une partie de ses archives et de ses modèles probablement suite aux souhaits formulés par les héritières Nozal de le voir débarrasser les ateliers de la rue Perrichont dont elles étaient devenues propriétaires après la mort de Léon en 1914[2]. Alain Blondel et Yves Plantin ont créé l’Association d’étude et de défense de l’architecture et des arts décoratifs du XXe siècle en juillet 1968 pour recueillir ce fonds qui a fait l’objet d’une première campagne photographique partielle. Les dessins ont alors été classés et ont pris les numéros des archives du studio photographique où ils étaient entreposés. Ce n’est que dix ans plus tard, au moment de leur dépôt au musée des Arts décoratifs (et de la deuxième campagne photographique concernant cette fois-ci l’ensemble du fonds), que le double lettrage GP (pour « Guimard Provisoire ») a été accolé aux numéros des dessins[3]. En 1995, l’ensemble du fonds a été donné à l’État par l’association (qui a alors été dissoute par ses fondateurs) et attribué au musée d’Orsay qui a entamé leur restauration progressive.
Entrée de l’exposition accrochage au musée d’Orsay. Photo O. P.
La sortie exceptionnelle de ces grands formats tout juste restaurés des réserves du musée a d’ailleurs représenté une nouvelle occasion unique pour l’agence photographique de la Réunion des musées nationaux d’organiser une séance de prise de vues. Profitant des grands espaces offerts par la nef de l’ancienne gare, les dessins — dont certains atteignent les quatre mètres — ont été disposés parmi les collections XIXème du musée puis photographiés. Leur numérisation en haute définition permet ainsi aux chercheurs de les étudier à distance sans nuire à leur conservation.
Prises de vue : © GrandPalaisRmn (musée d’Orsay) / Franck Raux / Gabriel de Carvalho. Reportage photo : © Corinne Moullec, cheffe du service de la documentation, 2024.
Prises de vue : © GrandPalaisRmn (musée d’Orsay) / Franck Raux / Gabriel de Carvalho. Reportage photo : © Corinne Moullec, cheffe du service de la documentation, 2024.
Ces dessins, principalement sur calque mais aussi papier vélin, sont de dimensions très variables et comportent aussi bien des esquisses crayonnées que des projets colorisés ou des dessins d’exécution à l’échelle 1. Il manque à ce fonds des pans entiers des créations de Guimard et les dessins qui leur correspondent sont sans doute malheureusement perdus pour toujours, mais les nombreuses œuvres dont les dessins sont conservés reçoivent ainsi un précieux éclairage documentaire. Le métro, cette œuvre emblématique de Guimard, en fait heureusement partie.
L’exposition se tient dans une seule salle, sorte de module provisoire logé sous l’escalier Est de la grande nef du musée et destiné à accueillir ce type d’accrochages. Elle s’ouvre sous une enseigne en lave émaillée qui appartient au musée d’Orsay, prêtée en 1961 (puis offerte) par la RATP au musée national d’Art Moderne de Paris en même temps qu’un entourage découvert complet, à l’occasion du démontage de l’accès de la station Montparnasse située rue du Départ en 1960. Mais l’installation de cet entourage ayant été faite en 1910, son enseigne ne pouvait pas comporter la signature de Guimard qui a disparu des accès installés après la rupture entre Guimard et la CMP en 1903[3]. C’est donc en réalité une autre enseigne, créée entre 1901 et 1903, qui a été offerte par la RATP en puisant dans ses réserves.
Enseigne en lave émaillée d’un entourage découvert provenant d’un accès installé entre 1900 et 1903 et mise en place entre 1901 et 1903. Don de la RATP en 1961, OAO 318. Photo F. D.
Une fois passée l’entrée, on se retrouve entourés d’une quinzaine d’œuvres de Guimard présentées en fonction de leur format et du sujet représenté. L’espace est restreint mais l’accrochage semi dense choisi par les organisatrices se prête bien au thème abordé. Disons-le tout de suite, contempler autant de dessins originaux de l’architecte sur le même sujet et en un seul endroit est exceptionnel. Rien que pour cette raison, l’exposition mérite vraiment que l’on fasse le déplacement. Certains de ces dessins sont d’ailleurs exposés pour la première fois, à l’issue de la campagne de restauration menée par l’établissement en 2022 et 2023.
Vue d’ensemble de la salle où se tient l’accrochage. Photo O. P.
La qualité des œuvres présentées, leur disposition globale ainsi que le choix des sujets sont une bonne initiation au processus créatif de Guimard. Des esquisses illustrant les projets abandonnés par l’architecte côtoient des dessins échelle grandeur de fragments du métro proches du résultat définitif et des études pour les enseignes des portiques.
Dessin de recherche pour le portique des entourages découverts. Crayon de couleur sur papier calque, haut. 0,124 m, larg. 0,135 m, s. d., Fonds Guimard, GP 138. Photo F. D.
Dessin de recherche pour un édicule en baldaquin, mine de plomb et crayon de couleur sur papier calque, haut. 0,297 m, larg. 0,333 m, s. d., Fonds Guimard, GP 134. Photo F. D.
L’énergie dégagée par le graphisme de Guimard et sa maîtrise du trait ne cessent d’impressionner, y compris l’œil averti.
Vue partielle des dessins grands formats. Fonds Guimard, de gauche à droite GP 521, GP 1721, GP 364. Photo O. P.
Minutie des détails, variété des supports, polychromie des techniques, certains dessins constituent de véritables œuvres d’art que le visiteur curieux a la chance de pouvoir examiner de très près. Une quantité de détails se révèlent et sont autant d’indices sur la somme de travail fournie par l’architecte mais aussi sur la complexité du projet. Aux côtés des signatures et des dates habituels apparaissent ainsi des traces plus discrètes : annotations techniques, calculs griffonnés en marge, croquis presqu’illisibles, ces informations sont parfois aussi précieuses pour les chercheurs que le sujet principal du dessin.
Études pour l’enseigne du pavillon voyageur de la station de la Place de l’Étoile (en haut), pour le panonceau d’entrée des édicules B (en bas à gauche) et pour les entourages découverts à trémie de 3 m (en bas à droite). Fonds Guimard, de haut en bas et de gauche à droite, GP 1976, GP 1884, GP 18811881. Photo O. P.
Les recherches à la pierre noire et au fusain sur les décors des pavillons démolis de la place de l’Etoile constituent un des autres points forts de l’exposition.
Nous n’avons cependant pas pu nous empêcher de remarquer qu’un dessin ainsi présenté :
Dessin au crayon graphite, pierre noire et fusain sur papier vélin, tel qu’il est présenté, haut. 0,59 m, larg. 0,815 m, s.d., Fonds Guimard, GP 522. Photo O. P.
aurait eu tout avantage à l’être dans ce sens :
Dessin au crayon graphite, pierre noire et fusain sur papier vélin, haut. 0,59 m, larg. 0,815 m, s.d., replacé dans le bon sens. Fonds Guimard, GP 522. Photo O. P.
Il s’agit en effet d’une esquisse pour la partie gauche d’un modèle de plaque en fonte du pavillon voyageurs et du pavillon technique de la station de la Place de l’Étoile. Cette plaque est numérotée V-88 dans notre répertoire des fontes Guimard[4].
Plaque en fonte V-88 du pavillon voyageurs de la station Place de l’Étoile. Détail d’une carte postale ancienne. Coll. D. M.
Guimard a placé ces plaques, non en balustrade comme l’indique le cartel, mais en hauteur, au-dessus des vitres des parois de la salle des ascenseurs. Ce dessin est très proche d’un autre dessin exposé, dessin préparatoire pour la même plaque et (GP 1648). Le Cercle Guimard possède d’ailleurs un troisième dessin préparatoire pour cette plaque.
Le pavillon voyageurs de la station Place de l’Étoile et les plaques en fonte V-88. Carte postale ancienne. Centre d’archives et de documentation du Cercle Guimard.
Autre bémol à notre appréciation de l’exposition, l’absence de documents photographiques montrant les versions définitives des sujets qui ont fait l’objet des recherches de Guimard et qui auraient permis des comparaisons avec ce qui a été effectivement réalisé.
Voici par exemple un photomontage que nous avons réalisé, associant un détail du dessin GP 1750 qui est exposé et le même détail que nous avons photographié sur l’édicule B de la station Porte Dauphine.
À gauche : détail du dessin GP 1750, encre et aquarelle violette sur papier huilé. Photo F. D.
À droite : le même détail de la plaque en lave émaillée cloisonnée de la face intérieure de la paroi de l’édicule de la station Porte Dauphine. Photo O. P.
Exceptés ces deux points dont le premier pourrait être facilement corrigé, nous ne pouvons que louer l’initiative du musée d’Orsay qui tombe à point nommé pour l’année Guimard. Nous espérons aussi que la campagne de restauration des dessins du fonds Guimard va se poursuivre et donnera lieu à de nouveaux accrochages thématiques. Pourquoi ne pas envisager, sur le même principe, une exposition sur le mobilier ?
Olivier Pons et Frédéric Descouturelle
Notes
[1] BLONDEL Alain, Blondel et Plantin à la découverte de Guimard, p. 1-16, Guimard Colloque international Musée d’Orsay, RMN,1994.
[2] Voir notre article https://www.lecercleguimard.fr/fr/hector-guimard-et-la-famille-nozal-seconde-partie-suite-des-realisations-deces-et-proces
[3] Précisions données par Laurent Sully Jaulmes, photographe, compagnon de route d’Alain Blondel et Yves Plantin et auteur des deux premières campagnes photographiques du fonds Guimard.
[4]L’accès de la station Quatre-Septembre, installé en 1904, fait exception car son enseigne (qui est encore celle d’origine) est signée recto-verso.
[5] Ce répertoire des fontes Guimard produites par Durenne, Le Val d’Osne et Bigot-Renaux est téléchargeable gratuitement sur notre site.
À la suite de l’exposition de 1900, qui a vu le triomphe d’Émile Gallé avec son mobilier « Aux ombelles », de Louis Majorelle avec l’ensemble « Aux nénuphars » ainsi que le succès, cette fois incontesté, du pavillon de L’Art Nouveau Bing, un certain nombre de maisons d’ameublement du Faubourg Saint-Antoine se sont lancées dans l’aventure du nouveau style. Mais, alors que pour la plupart des fabricants, faute d’archives, les connaissances sont très fragmentaires, il en va tout autrement pour la maison Soubrier.
En effet, en 2017, les descendants de la famille Soubrier ont fait don au musée des Arts Décoratifs[1] de l’intégralité du fonds d’archives de la maison. Constitué de plus de six cent registres, catalogues, livres de modèles, livres de comptabilité, dessins, photographies et plans, ce fonds est exceptionnel par son ampleur et sa diversité et constitue une source d’une richesse inestimable pour le chercheur. Son étude permet de faire revivre cette entreprise emblématique du Faubourg Saint-Antoine, et d’appréhender le fonctionnement d’une maison d’ameublement traditionnelle de 1818[2] jusqu’à la fin des années 1960. Elle existe d’ailleurs toujours, à la même adresse au 14 rue de Reuilly, tout en ayant modifié son activité[3].
Façade de la maison Soubrier, 14 rue de Reuilly à Paris. Photo Michèle Mariez.
Sa production était de deux ordres : l’une, haut de gamme, constituée de créations réalisées sur mesure répondait aux commandes particulières d’une clientèle privilégiée ; l’autre, de petites séries mais toujours d’excellente qualité, était destinée à la bourgeoisie aisée. Entré dans la société en 1859, Louis Soubrier, en négociant et chef d’entreprise avisé, a su diversifier sa production et en faire l’une des grandes maisons d’ameublement du Faubourg Saint-Antoine dans les années 1890. Son fonds était alors constitué de modèles de styles historiques qui, en cette fin de siècle faisaient une part particulièrement belle au style Renaissance. Le dressoir présenté par l’antiquaire belge De Houtroos en constitue un exemple d’autant plus intéressant que le dessin correspondant a été retrouvé dans les registres de modèles du fonds d’archives. Il constitue un exemple de la façon dont des maisons comme Soubrier s’adonnait à la copie de meubles célèbres. Il s’agit ici de la reproduction fidèle, à quelques détails près, du Dressoir de Joinville, daté de 1514, conservé au château d’Ecouen. La complexité du décor sculpté témoigne de la virtuosité des artisans employés par la maison.
Maison Soubrier, dressoir Renaissance en noyer, vendu par l’antiquaire De Houtroos à Erpe-Mere en Belgique (https://www.houtroos.com). Photo De Houtroos, droits réservés.
Maison Soubrier, dressoir Renaissance, mentions manuscrites « M. Maus », « le 17 juillet 03 », Soub 41, Composition n° 28, dessin 18083, Fonds Soubrier, bibliothèque du musée des Arts Décoratifs. Photo M. M.
À la même époque, la maison continuait à commercialiser des pièces qui relèvent du style opulent et plein de fantaisie du Second Empire comme ce pouf à piètement en forme de cordages entrelacés dont un exemplaire a été livré pour le Domaine privé de l’Empereur au château de Compiègne et installé dans le salon de musique de l’Impératrice[4], représentatif de ce style toujours aussi apprécié sous la Troisième République. Un dessin très proche de ce modèle, que l’on peut donc faire remonter au Second Empire, a été retrouvé dans les registres Soubrier. Ce pouf, qui a pu être édité par d’autres fabricants, a connu un certain succès : le musée des Arts décoratifs en présente un modèle, un autre est conservé au Mobilier national (n° d’inventaire : GMT 12185).
À gauche : pouf en bois sculpté et doré, satin et coton brodé, haut. 0,45 m, diam. max. 0,585 m, musée des Arts Décoratifs, n° d’inventaire : 36648, don baronne Juliette de Presle. Photo Les Arts Décoratifs, Paris/Jean Tholance, droits réservés.
À droite : maison Soubrier, menuiserie d’un pouf, s.d., Soub 2, Sièges n° 2, dessin 1197, Fonds Soubrier, bibliothèque du musée des Arts Décoratifs. Photo M. M.
Enfin, la maison, attentive aux injonctions de la mode et soucieuse de répondre aux demandes de sa clientèle, proposait également une gamme de meubles inspirés de l’Orient, japonisants notamment. Après le décès de Louis Soubrier, en 1895, ses deux fils, sous la raison sociale François et Paul Soubrier, ont creusé le sillon tracé par leur père et ont mis en production des meubles de style Art nouveau.
Le corpus Art nouveau de la maison Soubrier est essentiellement constitué de dessins réalisés de 1899 à 1907. Ceux-ci sont pour la plupart accompagnés d’annotations, sous forme de noms de clients et de dates qui indiquent que les meubles ont été réalisés. Il en va de même pour l’adjectif « adopté », qui figure sur de nombreux feuillets : dans les codes de la maison, il signifiait que le dessin avait été validé par le client. On trouve ces dessins dans seize registres intitulés Compositions, ce qui représente environ deux cent vingt modèles de meubles de tous types. S’y ajoutent une vingtaine de modèles présentés dans le registre nommé Meubles n° 7, qui n’est pas daté. Il s’agit d’une production assez minime en proportion du nombre de dessins conservés dans le fonds qui compte environ quatre-vingts registres contenant en moyenne huit cents dessins, avec toutefois des répétitions d’un registre à l’autre. Ce corpus Art nouveau présente une majorité de buffets, de lits et de dessertes. On y trouve également toutes les autres pièces de mobilier destinées à équiper un intérieur bourgeois confortable, meubles d’entrée, bureaux, bibliothèques, jusqu’à des cheminées et même une cabine d’ascenseur. Il y a peu de commodes car, à l’époque on leur préférait les armoires. De façon curieuse, on n’y trouve aucune sellette alors que ce type de meuble était alors fort prisé.
Maison Soubrier, cabine d’ascenseur, pour le fabricant d’ascenseur Samain, mentions manuscrites : « M. Samain », « 26 [septembre] 1901 », Soub 38, dessin n° 15801, Fonds Soubrier, bibliothèque du musée des Arts décoratifs. Photo M. M.
Maison Soubrier, cheminée et trumeau, mentions manuscrites « M. Bauilhac », « le 28 juillet 1900 ». Soub 36, Composition n° 23, dessin n° 14755, Fonds Soubrier, bibliothèque du musée des Arts décoratifs. Photo M. M.
L’intérieur de cette cheminée est un modèle en grès émaillé de l’architecte Charles Génuys, conçu vers 1897 puisqu’il a été présenté à cette date au Salon de la Société Nationale des Beaux-Arts (SNBA). Il figurait sur le catalogue (pl. 41) de la société Muller & Cie à Ivry[5] qui le vendait (avec le manteau également en grès émaillé) pour 330 F-or. Sa présence sur cette cheminée montre que la maison Soubrier se tenait au courant des développements du style moderne et n’hésitait pas à les intégrer à ses propres créations.
Intérieur de cheminée par Charles Génuys, produit par Muller & Cie à Ivry. Vente Sotheby’s Paris, 16 février 2013, lot n° 75. Coll. Part. Photo Sotheby’s Paris.
Et parfois même, elle allait jusqu’à plagier certains modèles de meubles publiés dans les revues d’époque comme ce siège de Henry Van de Velde,
À gauche : chaise de chambre à coucher par Henry Van de Velde. L’Art Décoratif, n° 1, octobre 1898, p. 34. Coll. part.
À droite : maison Soubrier, Fauteuil, 1901-1902, dessin à la plume, 15833, Soub 38, Composition n° 25, Fonds Soubrier, archives de la bibliothèque du musée des Arts Décoratifs. Photo M. M.
ou vus dans les expositions comme cette coiffeuse de Louis Majorelle. Le dessinateur Soubrier en a retranché les parties latérales et ajouté sa touche : il a accentué l’aspect spectaculaire du miroir en l’intégrant dans un cercle formé par une fine tige de bois recourbé dont naissent de part et d’autre, à mi-hauteur, deux rejets supportant deux tablettes arrondies.
À gauche : coiffeuse par Louis Majorelle, Exposition universelle de Paris 1900. Portfolio Meubles de Style Moderne Exposition Universelle de 1900, publiés sous la direction de Théodore Lambert architecte, pl. 2, s.d., Charles Schmid éditeur. Coll. part.
À droite : maison Soubrier, toilette, 1901-1902, dessin à la plume, 15164, Soub 37, Composition n° 33, Fonds Soubrier, archives de la bibliothèque du musée des Arts Décoratifs. Photo M. M.
Il ne faut donc pas se leurrer sur la signification de cette fabrication. Plutôt que d’un engagement profond envers le nouveau style, qu’aucun document ne vient valider, il s’agit plutôt pour la maison d’attester de sa modernité et d’élargir sa production en la diversifiant, dans le but de générer de nouvelles commandes. À la même époque, la production japonisante de la maison répond au même impératif. D’ailleurs, lors de l’Exposition universelle de 1900, la maison Soubrier remporte une médaille d’argent en exposant une chambre à coucher Louis XV et des petits meubles Directoire loués par Henri Havard : « si crânes dans leur afféterie et dont les bois de citronniers sont enrichis de porcelaine de Wedgwood. »
Aux dessins évoqués plus haut s’ajoutent quelques pièces parvenues jusqu’à nous : une coiffeuse actuellement présentée par la galerie monégasque Robert Zéhil Gallery, un cabinet appartenant à des particuliers ainsi qu’un ensemble lit et armoire conservé dans une collection privée. Ces meubles ont pour dénominateur commun, un dessin harmonieux ainsi qu’une fabrication extrêmement soignée qui témoigne de la virtuosité des artisans employés par la maison Soubrier, dessinateurs, ébénistes et sculpteurs.
La coiffeuse, qui n’est pas signée, avait été achetée par R. Zéhil aux puces de Saint-Ouen. Elle avait jusqu’à présent été attribuée à Georges Hœntschel (1855-1915), architecte-décorateur, céramiste et grand collectionneur, qui réalisa, notamment, le pavillon de l’Union Centrale des Arts Décoratifs (UCAD) à l’Exposition universelle de 1900 et son célèbre Salon du Bois, actuellement conservé au musée des Arts décoratifs de Paris. Cette attribution reposait sur celle de Laurence-Buffet-Chaillet dans son ouvrage sur le Modern Style[6].
Maison Soubrier, coiffeuse, non signée, non datée, haut. 1,46 m. Coll. Robert Zéhil Gallery. Photo Robert Zéhil Gallery.
Néanmoins, un dessin[7] retrouvé dans les registres de modèles Soubrier qui propose un « bureau »[8], en tout point semblable à la coiffeuse Zéhil, nous permet de réattribuer ce meuble à la maison Soubrier. L’hypothèse d’une sous-traitance de la fabrication de ce modèle à la maison Soubrier par Hoentschel est peu probable, ce dernier possédant ses propres ateliers qui faisaient travailler cent cinquante personnes.
Maison Soubrier, coiffeuse, mention imprimée « n° 158/bureau art nouveau/vieux noyer ciré, bas-fond bois clair, glace biseautée/Hauteur 1 m 45 — Largeur 0 m 90 », dessin à la plume, s.d., Soub 11, Meubles n° 7, dessin n° 7603, Fonds Soubrier, bibliothèque du musée des Arts Décoratifs. Photo M. M.
Cette attribution à Soubrier est d’ailleurs confirmée par la présence, dans le même registre, d’une photographie d’un ensemble de chambre à coucher avec lit, armoire à glace et coiffeuse présentant le même type de décor de branchages, appliqué sur un placage de loupe ou de ronce.
Maison Soubrier, chambre à coucher, tirage photographique argentique, Soub 11, Meubles n° 7, photo n° 7643, Fonds Soubrier, bibliothèque du Musée des Arts Décoratifs. Photo M. M.
Cette coiffeuse constitue un bon exemple de la façon dont la maison Soubrier procédait pour mettre au goût du jour une pièce fabriquée dans un style historique et qui faisait partie des classiques de son fonds de commerce. La comparaison avec une coiffeuse de style Directoire[9] conservée par le Mobilier national et livrée le 21 octobre 1909 pour le cabinet de toilette de Mme Fallières à l’Élysée, bien que de date postérieure, est en effet très éclairante.
À gauche : maison Soubrier, coiffeuse, non signée, non datée, haut. 1,46 m. Coll. Robert Zéhil Gallery. Photo Robert Zéhil Gallery. À droite : Maison Soubrier, coiffeuse, 1900-1910, bois de rose, érable, amarante, bronze, haut 1,39 m, larg. 1,10 m, prof. 0,55 m. Coll. Mobilier national, GME/14247. Photo Isabelle Bideau, droits réservés.
La forme générale des deux modèles est la même : sur un plateau sous lequel sont aménagés des tiroirs, est posé un gradin surmonté d’un miroir. Ce qui frappe, si l’on compare les deux modèles, c’est l’élan vertical qui anime le modèle Art nouveau. Ce principe, qu’Émile Gallé, fasciné par la croissance et la vitalité du végétal tenait pour fondateur, est un leitmotiv du nouveau style. Dans cette pièce, il est notamment donné par des pieds en forme de tige nervurée qui jaillissent d’un bouton floral élégamment sculpté. Leur forme en asymptote verticale renforce l’idée de poussée vers le haut.
Maison Soubrier, coiffeuse (détail), autre exemplaire, vente Gros & Delettrez à Paris Hôtel Drouot le 17/07/2020, lot n° 11, attribuée à Hœntschel. Coll. part. Photo Gros & Delettrez, droits réservés.
Le miroir, surélevé par le fait d’être placé sur le gradin, et non directement sur le plateau du meuble, concourt au même effet. La suppression de quatre tiroirs — la version Art nouveau ne conservant que le tiroir central — remplacés par des niches, crée une alternance de vides et de pleins, qui confère à ce modèle beaucoup de légèreté. Un décor inspiré de la nature se substitue à la sobriété du style Directoire : des motifs de branchage aux sinuosités délicates se détachent avec leur ton acajou sur le jaune doré du fond plaqué de loupe. Repris en ronde-bosse, le motif se transforme en console et se noue de façon virtuose pour souligner le haut des pieds du meuble.
Maison Soubrier, coiffeuse (détail), autre exemplaire, vente Gros & Delettrez à Paris Hôtel Drouot le 17/07/2020, lot n° 11, attribuée à Hœntschel. Coll. part. Photo Gros & Delettrez, droits réservés.
Ce motif végétal souligne ainsi la jonction entre les pieds et le plateau, principe décoratif souvent appliqué dans l’Art nouveau. L’imagination du dessinateur, la virtuosité de l’ébéniste qui joue avec les essences de bois utilisées, et le talent du sculpteur, font de ce modèle une pièce de grande qualité, ce qui explique qu’elle ait pu être attribuée à Georges Hœntschel[10].
Le même travail très soigné caractérise le cabinet retrouvé récemment chez un particulier. Il présente des pieds et des consoles proches de ceux de la coiffeuse ainsi que le même travail de sculpture à partir de gaines végétales qui, cette fois, soutiennent, le plateau. Les tiges ponctuées de renflements qui soulignent les montants latéraux du meuble, participent là encore à l’élan vertical qui l’anime.
Maison Soubrier, cabinet, vers 1900, noyer et érable ciré, haut. 1,08 m, larg. 0,60 m. Coll. Christine et Augustin Müller-Choley. Photo C. Müller.
Maison Soubrier, détail d’un cabinet, vers 1900, noyer et érable ciré. Coll. Christine et Augustin Müller-Choley. Photo C. Müller.
Un jeu dynamique de lianes entrelacées, se déploie sur les deux vantaux, auquel font écho, sur le mode mineur, les vrilles qui cantonnent les deux poignées chantournées.
Maison Soubrier, détail d’un cabinet, vers 1900, noyer et érable ciré. Coll. Christine et Augustin Müller-Choley. Photo C. Müller.
Comme pour la coiffeuse, à ce cabinet correspondent un dessin et une photo retrouvés dans les archives Soubrier.
Maison Soubrier, cabinet, vers 1900, mention imprimée « n° 163 meuble art nouveau, noyer et érable ciré. Hauteur 1 m 28, largeur 0 m 60 », dessin à la plume, s.d., Soub 11, Meubles n° 7, dessin n° 7786, Fonds Soubrier, bibliothèque du musée des Arts Décoratifs. Photo M. M.
Maison Soubrier, cabinet, vers 1900, tirage photographique argentique, mention manuscrite : « meuble de salon AN noyer et érable ciré/Haut.120 Larg. 60/ poignées cuivre poli/serrure [?]/coins sculptés », s.d., Soub 11, Meubles n° 7, Fonds Soubrier, bibliothèque du musée des Arts Décoratifs. Photo M. M.
Maison Soubrier, lit d’une chambre au motif de roses, noyer. Coll. part. Photo M. M.
Maison Soubrier, armoire d’une chambre au motif de roses, noyer. Coll. part. Photo M. M.
Elle correspond à celle reproduite dans le livre Paris Salons d’Alastair Duncan[11] dans lequel elle est présentée comme ayant été exposée à un salon en 1902, sans plus de précision[12]. Nous n’avons retrouvé ces photographies ni dans les revues ni dans les portfolios anciens consultés.
Lit et armoire, « Bed/Salon, 1902 » ; « Wardrobe/Salon, 1902 », The Paris Salons, Alastair Duncan, p. 540.
Par rapport à la photographie ancienne, l’armoire a été amputée des deux rangements latéraux. Cet ensemble a longtemps été présenté par les antiquaires comme une œuvre d’Eugène Vallin (1856-1922), parfois d’Émile André (1871-1933) parfois même des deux, sans justification autre qu’une certaine ampleur des menuiseries, en particulier au niveau des pieds du lit pouvant évoquer la puissance d’une poussée végétale, idée chère aux créateurs nancéiens.
Maison Soubrier, détail du lit d’une chambre au motif de roses, noyer. Coll. part. Photo M. M.
À l’inverse, il faut noter la délicatesse du détail de la feuille naissante qui produit un discret décrochement dans la moulure qui suit le pourtour du pied du lit et que l’on retrouve sur le chevet et le fronton de l’armoire. Le dossier du lit présente une interprétation originale d’un motif que l’on retrouve souvent dans les lits de style Art nouveau, celui des coins étirés « en oreilles » Ici, le sculpteur les a évidés et a déplacé sur le côté le motif de la rose enfouie dans un feuillage.
Maison Soubrier, détail du lit d’une chambre au motif de roses, noyer. Coll. part. Photo M. M.
On retrouve ces étirements des coins supérieurs en « oreilles » sur la photographie d’un lit d’une chambre Soubrier (cf. plus haut).
Maison Soubrier, chambre à coucher, tirage photographique argentique (détail), s.d., Soub 11, Meubles n°7, photo n° 7643, Fonds Soubrier, bibliothèque du musée des Arts Décoratifs. Photo M. M.
Le motif de roses est repris, dans un haut-relief d’une grande virtuosité, sur le fronton de l’armoire.
Maison Soubrier, fronton de l’armoire d’une chambre au motif de roses, noyer. Coll. part. Photo M. M.
L’élégance et la qualité esthétique de cet ensemble tiennent au contraste instauré entre la sobriété des grandes surfaces planes de sa structure et le raffinement de ses détails sculptés.
Inconséquence des modes, voici comment, trente ans plus tard, dans un article intitulé « Ancien et moderne », un catalogue de la maison Soubrier décrivait le style Art Nouveau qu’elle avait pourtant jadis pratiqué :
« En 1900, par réaction contre le goût « Napoléon III » qui s’était contenté de dénaturer le Louis XV, le Louis XVI et le gothique, on avait essayé de renouveler les sources de l’art décoratif en cherchant l’inspiration dans la nature : il en était résulté
ces enchevêtrements pitoyables de pavots et de volubilis, ces accouplements inattendus et monstrueux de pieuvres et de pâtes alimentaires, style lanière de fouet et flamme de punch[13]. »
Ce texte qui conservait à la fois le souvenir ancien d’Arsène Alexandre[14] et récent de Paul Morand[15], était accompagné d’un dessin à charge voulant fustiger la mollesse supposée de ce style.
Catalogue commercial de la maison Soubrier, vers 1932, s.p., article « Ancien et moderne », coll. part. Photo M. M.
À cette époque, il était de bon ton de se gausser de l’Art nouveau, de même qu’on est tenu de le révérer à la nôtre. Mais ce que la postérité a fini par retenir ce sont l’inventivité et la qualité d’exécution des produits conçus par des fabricants souvent audacieux. Quant à la Maison Soubrier, si elle n’a pas été aux avant-postes de la création du nouveau style, il n’est pas exagéré de dire qu’elle s’y est illustrée avec un certain brio.
Michèle Mariez
Doctorante à l’École du Louvre
Remerciements
Je remercie vivement les personnes suivantes :
Louis et Jean-Marie Soubrier pour l’intérêt qu’ils prennent à mes recherches et pour leur aide.
Ophélie Depraetere, étudiante en Master 2 à l’EPHE qui, dans le cadre d’un mémoire de recherche de Master 2 intitulé L’industrie du meuble au Faubourg Saint-Antoine et la recherche de la modernité (1880-1905) a fait le rapprochement entre la coiffeuse de M. Zéhil et le dessin vu dans un recueil du fonds d’archives Soubrier. Il en va de même pour le cabinet évoqué plus loin.
Robert Zéhil, M et Mme Müller ainsi que Siegfried Bourguignon qui m’ont donné accès à leur collection.
Frédéric Descouturelle pour les informations complémentaires qu’il a apportées.
Notes
[1] Ce fonds est conservé aux archives de la Bibliothèque des Arts Décoratifs.
[2] Date la plus ancienne jusqu’à laquelle j’ai pu remonter concernant la formation de la maison. « Contrat sous signatures privées en date à Paris du 8 janvier 1818, enregistré à Paris le 20 du même mois, concernant formation de société entre Monsieur Pierre Ovide Fréquant requérant, et Monsieur Pierre Martin Fréquant, son frère « pour toutes les opérations de commerce et de commissions, généralement quelconques qu’ils pourraient faire. » Minutier des notaires de Paris, Inventaire après-décès de Mme Fréquant, MC/ET/C1169, Archives de Paris.
[3] Elle propose à la location une collection de meubles et d’objets de tous styles et de toutes époques.
[4] Le site du château de Compiègne https://chateaudecompiegne.fr/collection/objet/pouf-cordiforme-du-salon-de-musique fournit le nom du tapissier porté sur une étiquette : « Fournier Feur de SM l’Impératrice 5 rue de Sèvres ».
[5] DESCOUTURELLE Frédéric, PONS Olivier, La Céramique et la Lave émaillée d’Hector Guimard, p. 24, éditions du Cercle Guimard, 2022.
[6] BUFFET-CHALLIÉ Laurence, Le Modern Style, Paris, 1975, Paris, Baschet et Cie, p. 66.
[7] Bureau art nouveau n° 158, vers 1900, dessin à la plume 7603, Soub 11, Meubles n° 7, Fonds Soubrier, archives de la bibliothèque MAD, Paris.
[8] Ce qui a pu être à l’époque un bureau de dame, est actuellement plutôt identifié comme une coiffeuse en raison de la présence du miroir.
[9] GME 14/12147, Mobilier National.
[10] L’emploi de branchages au naturel qui dénote une influence du mobilier du nancéien Émile Gallé, avait facilité cette attribution dans la mesure où il était de notoriété publique que Gallé avait fait savoir à Hœntschel qu’il avait apprécié son mobilier du Salon du Bois au sein du pavillon de l’UCAD.
[11] SOUBRIER Frères, François & Paul, Bed, Wardrobe, salon 1902, photographie The Paris Salon, Alastair Duncan, p. 540.
[12] Malheureusement, l’origine des photographies reproduites dans cette série d’ouvrages n’est pas précisée.
[13] Catalogue commercial Soubrier, vers 1932, s.p., article « Ancien et moderne », coll. part.
[14] ALEXANDRE Arsène, Le Figaro, 28 décembre 1895.
[15] MORAND Paul, 1900, Les éditions de France, 1931.
Dans le secteur du mobilier, parallèlement à l’évolution stylistique qui a vu l’émergence puis le déclin de l’Art nouveau, une nouvelle tendance s’est progressivement affichée : celle du mobilier « à bon marché ». Elle a été inhérente à la montée en puissance de la bourgeoisie au XIXe siècle[1] et à la constitution d’une classe moyenne de plus en plus importante.
Là encore, les premières initiatives sont venues du milieu des architectes et des décorateurs engagés dans le courant moderne. Le projet d’une maison synthétisant le « Foyer moderne », projet prévu pour être présenté à l’Exposition Universelle de 1900 de Paris, a sans doute été le point de départ de cette recherche de modèles modernes à bon marché. Il a été porté par le groupe de « L’Art dans Tout »[2], composé entre autres d’Alexandre Charpentier (1856-1909), de Charles Plumet (1861-1928) de Tony Selmersheim (1871-1971), de Louis Sorel (1867-1933), d’Henry Nocq (1869-1942) et de Jean Dampt (1854-1945). Actif dès 1896 et officiellement constitué en 1898, le groupe a en effet proposé le projet d’un foyer exclusivement moderne[3] à destination des intérieurs modestes d’ouvriers et d’employés. Malgré l’avis favorable du Conseil Municipal de la Ville de Paris en date du 30 janvier 1899, ce projet n’a pas abouti, mais cette idée a été représentée à l’Exposition universelle de Paris en 1900 par la salle à manger de l’architecte Léon Bénouville. L’année suivante, ce dernier a conçu une chambre à coucher, et en 1903, le mobilier d’une pièce commune pour une habitation ouvrière, projets tous deux exposés au salon de la Société Nationale des Beaux-Arts (SNBA).
Léon Bénouville, buffet-dressoir en chêne ciré, siège en chêne recouvert de peau de porc, présentés à l’Exposition universelle de Paris 1900, portfolio Meubles de style moderne Exposition Universelle de 1900, pl. 11, Théodore Lambert architecte, Charles Schmid éditeur, s.d. Coll. part.
Léon Bénouville, mobilier d’une pièce commune pour une habitation ouvrière, exposé au Salon de la SNBA en 1903, L’Architecture, 1904, pl. 19. Coll. Bibliothèque Forney. Droits réservés.
Toujours en 1903, à l’Exposition de l’Habitation qui s’est tenue au Grand Palais, ce thème a pu s’exprimer de façon très visible sous le titre des « Habitations modèles à bon marché », « clou » de l’exposition, prenant la forme d’élégantes maisonnettes construites au centre de la nef et entourées de pelouses et de corbeilles fleuries donnant l’illusion d’un hameau. Seules cinq d’entre elles, construites par Charles Plumet, Jules Lavirotte, Léon Bénouville, Bouvard et Umbdenstock et par La Société d’Épargne des Retraites, répondaient aux objectifs énoncés et proposaient également des ameublements économiques de style moderne.
Léon Bénouville, pavillon à l’Exposition de l’Habitation en 1903 au Grand Palais, L’Art Décoratif 1904, supplément au 2e semestre, p. 9. Coll. part.
Léon Bénouville, mobilier du pavillon à l’Exposition de l’Habitation en 1903 au Grand Palais, L’Art Décoratif 1904, supplément au 2e semestre, p. 8. Coll. part.
Charles Plumet, pavillon à l’Exposition de l’Habitation en 1903 au Grand Palais, L’Art Décoratif 1904, supplément au 2e semestre, p. 5. Coll. part.
Charles Plumet et Tony Selmersheim, mobilier du pavillon à l’Exposition de l’Habitation en 1903 au Grand Palais, L’Art Décoratif 1904, supplément au 2e semestre, pl. hors pagination. Coll. part.
Un nouvel exemple de maison à bon marché a vu le jour à peine deux ans plus tard avec la maison ouvrière[4] de l’architecte Eugène Bliault, meublée économiquement par Lemaire et construite au sein de l’Exposition d’économie et d’hygiène sociales organisée par le Journal au Grand-Palais en janvier-et février 1905. Cette tendance au « bon marché » a, bien sûr, rapidement intéressé les fabricants de meubles et d’abord, ceux du Faubourg Saint-Antoine. Ils ont répondu aux besoins d’une clientèle modeste grâce à des modèles souvent vendus par « ensembles[5] », lesquels, d’un gabarit plus restreint, s’intégraient plus facilement aux intérieurs de la petite bourgeoisie. Il pouvait encore s’agir de meubles copiant les styles anciens, mais aussi de productions modernes qui tendaient vers une version sobre de l’Art nouveau. Parfois inventifs, robustes et exécutés avec de beaux matériaux, ces meubles pouvaient aussi être dépourvus de solidité et pauvres, tant en matériaux qu’en composition et en ornements. En effet, certains fabricants, conscients de l’engouement grandissant pour ce type de mobilier, en ont profité pour réduire la qualité de leurs produits.
Au 10 rue de Chaligny, L’intérieur Moderne, animé par Édouard Diot et Paul Bec, a sans doute été l’entreprise du Faubourg la plus emblématique du meuble « à bon marché » de style Art nouveau. Diot a résolument abandonné l’idée du meuble-sculpture, brillamment illustrée par quelques pionniers du style Art nouveau, mais d’un prix de revient beaucoup trop élevé pour la classe moyenne. Il s’est au contraire appliqué à dessiner des meubles d’une construction plus économique. Fabriqués à l’aide de machines, ceux-ci sont conçus par assemblage à angle droit de planches d’épaisseur constante, élégamment découpées et moulurées sur leurs tranches. Ainsi, Diot rejoignait une tendance illustrée, d’une plus manière plus radicale encore depuis une décennie, par le liégeois Gustave Serrurier[6], lui-même influencé par le style Arts and Crafts anglais.
Détail d’un buffet de Diot (l’Intérieur Moderne), noyer, panneaux en ronce de noyer et cuir repoussé au motif de platane, plateau en marbre. Coll. part. Photo F. D.
L’intérieur Moderne a ainsi offert un équivalent parisien à la maison nancéienne Gauthier-Poinsignon créée en 1903, trois ans après le départ de Camille Gauthier de chez Majorelle, et ce dans le but d’occuper ce secteur du marché.
Édouard Diot, dessin aquarellé d’une desserte, long. 0,485 m, larg. 0,335 m, s.d. (avant 1914). Le meuble offre de nettes similitudes avec le mobilier de Camille Gauthier. Coll. part. Photo O. P.
Comme son concurrent nancéien, L’intérieur Moderne a rapidement mis au point un très grand nombre de modèles modernes, de bonne facture et pouvant être exécutés à divers degrés de finition. Aux expositions, ce sont bien sûr les modèles les plus poussés qui ont été proposés, comme ceux de la chambre aux daturas, présentée à l’Exposition de l’Habitation en 1903 au Grand Palais.
Édouard Diot (L’Intérieur Moderne), chambre à coucher aux daturas, en chêne et frêne de Hongrie, panneaux vernis, poignées et entrées de serrures en cuivre ciselé argenté, présentée à l’Exposition de l’Habitation en 1903 au Grand Palais. Photo parue dans L’Art Décoratif 1904, supplément au 2e semestre, pl. hors pagination. Coll. part.
Gauthier-Poinsignon, salle à manger présentée lors de l’Exposition de l’Habitation en 1903. L’Art Décoratif, 1904, supplément au 2e semestre, p. 14. Coll. part.
Dès l’année suivante, L’intérieur Moderne a présenté une chambre aux houx, plus simple et plus économique, à l’Exposition de l’Hygiène et de l’Habitation.
Édouard Diot (L’Intérieur Moderne), chambre à coucher aux houx, en noyer, présentée à l’Exposition de l’Hygiène et de l’Habitation en 1904, L’Art Décoratif, 1904, 2e semestre, p. 237. Coll. part.
Ces ensembles ont figuré dans le catalogue commercial de la maison, sans doute le plus important catalogue de meubles de style Art nouveau du Faubourg Saint-Antoine.
Édouard Diot, salle à manger n° 1A (petit modèle), planche d’un catalogue commercial de L’Intérieur Moderne. Coll. BHVP. Droits réservés.
À la fin de l’année 1904, au Salon de l’Automobile, qui se tenait au Grand Palais depuis 1901, un concours de chambres d’hôtels sur trois catégories (de bon confort à modeste) a vu les participations remarquées du liégeois Gustave Serrurier et du nancéien Gauthier-Poinsignon, alors que le Faubourg Saint-Antoine était représenté par la maison Damon & Colin.
Mais c’est surtout l’année 1905 qui a consacré le concept de mobilier à bon marché avec le concours sur ce thème organisé par la Chambre Syndicale de l’Ameublement au sein du Salon des Industries du Mobilier, toujours au Grand Palais. À cette occasion, plusieurs dizaines de concurrents — dont une majorité provenaient du Faubourg Saint-Antoine — ont présenté une chambre à coucher ou une salle « commune » servant de salle à manger[7], parfois les deux. Pour leurs modèles, les fabricants avaient la possibilité d’explorer tous les styles, d’utiliser toutes les essences de bois, exceptés le pitchpin et le sapin, et de respecter un coût maximal de 400 F-or pour la chambre à coucher et de 500 F-or pour la salle à manger[8].
Georges Nowak, chambre à coucher présentée au concours de mobilier à bon marché organisé lors du Salon des Industries du Mobilier en 1905 au Grand Palais. Portfolio du Salon des Industries du Mobilier 1905, Armand Guérinet, vol. 3, pl. 34. Coll. part.
Le critique d’art et spécialiste du mobilier français, Roger de Félice[9], a écrit un compte-rendu de ce concours dans la revue L’Art Décoratif[10], y mentionnant diverses maisons du Faubourg Saint-Antoine : la Maison du Confortable, Georges Nowak, Pérol Frères, Gouffé jeune et Damon & Colin. D’autres maisons du Faubourg concouraient également : Balny, Colette Frères, Épeaux, Forget, Héring, Jourde, Le Mobilier (L&M Cerf), Peyrottes ainsi que Van Den Aker. Dans cet article, de Félice distinguait Mathieu Gallerey comme « l’un des artisans les plus complets d’aujourd’hui », regrettant à demi-mot qu’il n’ait pas remporté le concours. De sa chambre à coucher et de sa salle à manger aux pommes se dégageait effectivement une réelle sobriété de la ligne, contrebalancée par la finesse des sculptures et des incrustations.
Mathieu Gallerey, salle à manger aux pommes en chêne fumé mouluré et sculpté et cuir, présentée au concours de mobilier à bon marché, organisé lors du Salon des Industries du Mobilier en 1905 au Grand Palais, L’Art Décoratif, 1905, 2e semestre, pl. hors pagination. Coll. part.
Mais ce que de Félice ne dit pas clairement, c’est que la maison nancéienne Gauthier-Poinsignon a remporté les deux Premiers Prix pour ses deux ensembles[11]. Elle n’était d’ailleurs pas la seule maison nancéienne à concourir puisque qu’une nouvelle venue, Peltier & Misserey, dirigée par Pierre Majorelle[12], était en quelque sorte la réponse de la maison Majorelle à Gauthier-Poinsignon dans le secteur du mobilier moderne à bon marché.
Peltier & Misserey à Nancy, chambre à coucher présentée au concours de mobilier à bon marché organisé lors du Salon des Industries du Mobilier en 1905 au Grand Palais. Les plaques décoratives à motifs d’ocelles de paon incrustées dans les meubles sont en verre opaline émaillé. Portfolio du Salon des Industries du Mobilier 1905, Armand Guérinet, vol. 3, pl. 36. Coll. part.
Dans ce secteur prometteur où ils essayaient de se faire une place et malgré les efforts de quelques maisons, les fabricants du Faubourg Saint-Antoine se trouvaient donc sévèrement concurrencés par des maisons provinciales bien organisées avec une production industrialisée et une distribution sans concessionnaires ni intermédiaires.
De plus, une autre concurrence, locale cette fois, était plus menaçante encore : celle des grands magasins parisiens. Ils ne se sont bientôt plus contentés de la revente de meubles plus ou moins disparates importés ou acquis auprès d’ateliers ou placés par eux. Ils ont rapidement voulu devenir éditeurs en achetant des modèles à des dessinateurs indépendants dont ils orientaient les choix. Ils les faisaient alors réaliser, soit par leur propre atelier s’ils en avaient un[13], soit en concluant des accords avec certains ateliers, au sein du Faubourg ou ailleurs. Même s’il était depuis longtemps entendu que les commerçants non producteurs ne pouvaient prétendre recevoir une récompense lors des expositions, ils y participaient néanmoins. Les Grands Magasins Dufayel du XVIIIe arrondissement parisien, dont le rayon de mobilier était réputé, ont ainsi exposé au Salon des Industries du Mobilier en 1905.
Ophélie Depraetere
Dans nos prochains articles nous donnerons un éclairage plus particulier à certaines des maisons du Faubourg Saint-Antoine : Soubrier, Épeaux et Brouhot.
Nous remercions Fabrice Kunégel et Justine Posalski pour les renseignements et les documents qu’ils nous ont apportés.
Notes
[1] MESTDAGH Camille, L’ameublement d’art français : 1850-1900, Paris, éd. de l’Amateur, 2010, p. 8.
[2] FROISSART PEZONNE Rossella, L’Art dans tout, CNRS Éditions, 2005.
[3] Arch. Nat., F/12/3373, Exposition Universelle, 1900. Concessions privées. Le « Foyer moderne » : Rapport. Adressé à la Ville de Paris sur la nécessité de la construction d’une maison synthétisant le type du foyer moderne dans l’enceinte de l’Exposition Universelle de 1900, p. 3.
[4] LAHOR Jean, La Maison ouvrière au Grand Palais, L’Art décoratif, 1905, premier semestre, p. 156-164.
[5] AUSLANDER, Taste and power : furnishing modern France, op. cit., 1996, p. 330.
[6] Dès le début de son activité, Gustave Serrurier s’est montré intéressé par le mobilier à bon marché en exposant une « chambre d’artisan » à l’exposition de la Libre Esthétique à Bruxelles en février 1894, puis par la mise au point de la ligne du mobilier « Artisan » en 1899, et de celle du mobilier « Silex » en 1905, après la publication du dessin d’une « salle à manger ouvrière » dans L’Art Décoratif en 1904.
[7] DE FÉLICE Roger, « Un Concours d’ameublement à bon marché », L’Art Décoratif, p. 132.
[8] JANNEAU Guillaume, Technique du décor intérieur moderne, op. cit., 1928, p. 55.
[9] En 1903, de Félice a sévèrement attaqué Guimard dans son compte-rendu du Salon d’Automne paru dans la revue L’Art Décoratif en 1903. Cf. notre article « National », « Style Nouveau », « Architecte d’Art », « Style Guimard » et « Style Moderne », les qualificatifs appliqués par Guimard à son œuvre et leur postérité. (NDLR).
[10] DE FÉLICE Roger, « Un Concours d’ameublement à bon marché », L’Art Décoratif, 1905, 2e semestre, p. 129-136.
[11] La société Gauthier-Poinsignon a fait figurer les prix reçus en bonne place sur ses catalogues :
1904 Concours de Chambres d’Hôtel — Grand Palais, Paris/2 Grands Prix/2 médailles d’or/et le prix spécial accordé à l’installation la mieux comprise et la plus économique/Concours de Mobiliers — Grand Palais, Paris/Unique Premier Prix/et coupe de Sèvres du Président de la République
1905 Concours de Mobiliers pour Habitation à Bon Marché/Les deux Premiers Prix […]
[12] Pierre Majorelle était le frère cadet de Louis Majorelle. Tous deux se sont associés en 1904 à Peltier et Misserey, deux marchands de bois nancéiens qui possédaient déjà une société en leur nom. La société nouvellement formée a conservé le nom de Peltier & Misserey qui en étaient actionnaires minoritaires.
[13] Nous savons par exemple que les Magasins Réunis à Nancy avaient un atelier d’ébénisterie rue de Phalsbourg tout en entretenant des liens commerciaux avec certains petits ateliers indépendants. En 1907, ils ont organisé conjointement avec l’École de Nancy un concours de salle à manger d’une valeur maximale de 400 F-or ensuite éditée et vendue en magasin.
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