Dans la mesure où ses projets visaient à une décoration globale, Guimard s’est intéressé aux revêtements de sols, qu’il s’agisse de tapis ou de moquettes. Dès l’époque du Castel Béranger (1895-1898), il a fait exécuter plusieurs grands tapis par un fabricant dont le nom n’est pas encore connu avec certitude. La seule allusion bibliographique à ces tapis que nous connaissions est la planche de frontispice du portfolio du Castel Béranger publié à la fin de l’année[1] 1898 et sa légende (dans la table des planches) : « TITRE — composition pour tapis ».
Planche de frontispice du portfolio du Castel Béranger, ETH-Bibliotheck Zürich.
En fait, leur dessin ne reprend qu’une partie de celui du frontispice : le coin inférieur gauche, reproduit par symétrie aux trois autres coins, ainsi que le motif central de la bordure inférieure, reproduit par symétrie à la bordure supérieure. Il est évidemment possible que Guimard ait au contraire enrichi et complexifié un carton initial de tapis pour composer le dessin du frontispice.
Ces tapis en laine qui sont très probablement les premiers modèles de style art nouveau à être apparus en France sont très rares. Ils n’étaient évidemment pas destinés aux locataires du Castel Béranger qui n’en avaient ni les moyens, ni la place dans des pièces aux dimensions assez modestes, mais à une clientèle d’amateurs fortunés. Deux d’entre eux ont été vendus sur le marché de l’art ces dix dernières années. L’un est de plus grandes dimensions : 4 m x 6 m.
Tapis par Guimard, fabricant inconnu, larg. 4 m, long. 6 m. Vente Sotheby’s Paris 24/11/2015, laine à points noués.
L’autre, plus petit, mesurant 3,45 m x 4,93 m, est une réduction du premier.
Tapis par Guimard, fabricant inconnu, larg. 3,45 m, long. 4,93 m. Vente Bonhams New York, 19/12/2024, lot 3w, laine à points noués. Coll. Hector Guimard Diffusion.
Tous deux sont en laine à points noués avec une coupe rase. Leur fond rouge orangé est encadré par des bordures jaune, orange clair et bleu pâle.
Tapis par Guimard, fabricant inconnu, larg. 3,45 m, long. 4,93 m. Vente Bonhams New York, 19/12/2024, lot 3w, laine à points noués. Coll. Hector Guimard Diffusion.
Le revers de ces tapis montre clairement la technique utilisée. L’effet de « pixellisation », due à l‘épaisseur des points, s’accommode difficilement des courbes de Guimard, mais il est atténué par les grandes dimensions de ces tapis.
Tapis par Guimard, fabricant inconnu, larg. 4 m, long. 6 m. Vente Sotheby’s Paris 24/11/2015, laine à points noués, restauration par Rugs & Tapestries, Padoue.
Aucun de ces deux exemplaires ne porte de mention du fabricant. Mais il est possible qu’il s’agisse de la maison Honoré Frères à qui la réalisation des tapis des trois escaliers du Castel Béranger[2] a été confiée en 1897. Leur aspect est connu par leur reproduction dans le portfolio du Castel Béranger où Guimard en a donné deux versions de coloration, l’une pour l’escalier du bâtiment sur rue (pl. 29), l’autre pour l’escalier du bâtiment sur cour (pl. 28). Sur ces reproductions colorisées, l’aspect de la surface est également compatible avec celle de tapis en laine à points noués. Étant donné leur largeur réduite et la finesse des motifs, leurs points étaient nécessairement de petite taille.
À gauche, tapis de l’escalier du bâtiment sur rue ; à droite tapis de l’escalier du bâtiment sur cour. Photomontage à partir des planches 28 et 29 du portfolio du Castel Béranger. Coll. Part.
Sur une même feuille de papier conservée dans le fonds Guimard déposé au musée d’Orsay, figurent deux dessins pour ces tapis, symétriques entre eux, avec la mention « Remis au Fabricant le 29 Mars 97 P. Honoré frères » ainsi qu’une signature simplifiée de Guimard.
Dessins pour les tapis des escaliers du Castel Béranger, mine graphite sur papier fort, haut. 0,342 m, larg. 0,244 m, mention au crayon : « Remis au Fabricant/le 29 Mars 97/P. Honoré frères » signature de Guimard. Don Association d’étude et de défense de l’architecture et des arts décoratifs du XXe siècle, 1995, GP 240, musée d’Orsay. © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Jean-Gilles Berizzi.
Mais il ne s’agit pas exactement du dessin des tapis reproduits dans le portfolio du Castel Béranger. Si nous isolons l’un des deux dessins, par exemple celui de droite, et que nous considérons l’une des deux bordures, on s’aperçoit que pour dessiner la bordure opposée, Guimard lui a fait effectuer une rotation à 180 °
Moitié droite du dessin pour les tapis des escaliers du Castel Béranger, GP 240, musée d’Orsay. Les motifs centraux ont été effacés.
Alors que pour obtenir le dessin des tapis tels qu’ils ont en fait été exécutés, il a dupliqué l’une des deux bordures par symétrie sur un axe vertical.
Photomontage sur la moitié droite du dessin pour les tapis des escaliers du Castel Béranger, GP 240, musée d’Orsay. Les motifs centraux ont été effacés.
Pour ces tapis d’escalier du Castel Béranger, Guimard a poussé le souci du détail jusqu’à la création d’un modèle original de pitons fixant les barres dont nous possédons plusieurs exemplaires.
Pitons des barres des tapis d’escalier du Castel Béranger. Coll. Part. Photo F. D.
Lors des restaurations effectuées en 2000, les tapis des escaliers ont été restitués de façon approximative et avec une couleur fautive pour l’escalier du hall du bâtiment sur rue.
État actuel après restaurations de l’escalier du hall du bâtiment sur rue du Castel Béranger. Photo F. D.
Quelques années plus tard, Guimard s’est adressé à la maison Parlant & Biron, représentée rue Poissonnière à Paris et dont les tissages mécaniques se trouvaient à Tourcoing. De même qu’il l’a fait dans d’autres domaines, dans une volonté de diffusion de ses créations et d’en abaisser le coût, il a obtenu l’édition de ses modèles sur catalogue. Celui qui est conservé à la Bibliothèque des Art Décoratifs ne comprend que quatre planches non numérotées dont tous les modèles sont de Guimard. Dans la mesure où il s’agit d’un don de sa veuve, on peut penser que les autres planches du catalogue en ont été ôtées de façon à simplement documenter l’œuvre de l’architecte.
Couverture d’un catalogue Parlant & Biron, non daté. Bibliothèque des Art décoratifs. Don Adeline Oppenheim-Guimard, 1948. Photo Laurent Sully Jaulmes.
Six modèles pour Parlant & Biron sont présentés sous la forme de tapis de largeur fixe 70 cm et vendus au mètre linéaire en trois qualités avec un prix de 7, 8 et 9 F-or. La matière utilisée et le type de tissage ne sont pas précisés.
Planche d’un catalogue Parlant & Biron, non daté. Bibliothèque des Arts décoratifs, modèles 13.663 – 9.359 ; 13.663 – 9.361 ; 3.366 – 9.341. Don Adeline Oppenheim-Guimard, 1948. Photo Laurent Sully Jaulmes. Le modèle du Castel Béranger est à droite.
On remarque que le modèle présenté du côté droit de cette planche semble être celui des escaliers du Castel Béranger, reproduit en camaïeu de gris avec une meilleure netteté que sur les deux planches du portfolio. Mais en fait, il s’agit cette fois du dessin d’origine (GP 240), avec ses bordures asymétriques.
Photomontage du modèle 3.366 – 9.341 d’une planche d’un catalogue Parlant & Biron et d’une partie du dessin GP 240.
Pour l’autre modèle de cette planche présenté en deux colorations, il existe deux études aquarellées de Guimard dans le fonds de documents donné par Adeline Oppenheim Guimard à la Bibliothèque des Arts décoratifs en 1948.
Projet pour un tapis, non signé, non daté, aquarelle sur papier, Bibliothèque des Arts décoratifs, Don Adeline Oppenheim-Guimard, 1948. Photo Laurent Sully Jaulmes.
Sur une seconde planche du catalogue Parlant& Biron, un troisième modèle est décliné en trois couleurs. De même que pour les deux modèles présentés ci-dessus, ses bordures nettement accentuées le désignent comme un tapis d’escalier ou un tapis de passage pour un couloir.
Planche d’un catalogue Parlant & Biron, non daté. Bibliothèque des Arts décoratifs, modèles 13.659 – 9.350 ; 13.659 – 9.351 ; 13.659 – 9.352. Don Adeline Oppenheim-Guimard, 1948. Photo Laurent Sully Jaulmes.
Au contraire, les trois autres modèles présents sur les deux autres planches ne présentent pas de bordures et sont conçus de façon à se raccorder (comme un papier peint) pour pouvoir, par juxtaposition, couvrir de grandes surfaces et jouer le rôle d’une moquette.
Planche d’un catalogue Parlant & Biron, non daté. Bibliothèque des Arts décoratifs, modèles 13.664 – 9.396 ; 13.664 – 9.462 ; 13.653 – 9.391. Don Adeline Oppenheim-Guimard, 1948. Photo Laurent Sully Jaulmes.
Planche d’un catalogue Parlant & Biron, non daté. Bibliothèque des Art décoratifs, modèles 13.672 – 9.576 ; 13.672 – 9.578 ; 13.672 – 9.807. Don Adeline Oppenheim-Guimard, 1948. Photo Laurent Sully Jaulmes.
Il nous semble intéressant de nous pencher sur les numéros de référence de ces six modèles et de leurs variantes :
3.366 – 9.341 pour le modèle du Castel Béranger.
13.663 – 9.359 et 13.663 – 9.361 pour le modèle à bordures présent sur la même planche.
13.659 – 9.350 ; 13.659 – 9.351 ; 13.659 – 9.352 pour un modèle à bordures sur une seconde planche.
13.664 – 9.396 et 13.664 – 9.462 pour un modèle à raccord sur une troisième planche.
13.653 – 9.391 pour un modèle à raccord sur cette troisième planche.
13.672 – 9.576 ; 13.672 – 9.578 et 13.672 – 9.807 pour un modèle à raccord sur une quatrième planche.
Les quatre derniers chiffres après le tiret différencient les variantes de couleurs de modèles identiques. Nous ne connaissons pas la signification du chiffre 9. Quant aux groupes de chiffres avant le tiret, ils désignent les modèles. De plus, nous émettons l’hypothèse suivante : le ou les chiffres avant le point pourraient désigner l’année d’entrée du modèle dans le catalogue de Parlant & Biron. Ainsi, le modèle du Castel Béranger (3.366) serait entré en 1903 et tous les autres modèles seraient entrés en 1913, c’est à dire au moment où Guimard aménageait son hôtel particulier. Nous aurions ainsi une plage temporelle d’une décennie (de 1903 à 1913) de collaboration entre Guimard et Parlant & Biron. Gardons à l’esprit que cette date de 1913 n’est pas nécessairement celle de la création de ces cinq modèles et que Guimard a pu disposer de leur production par Parlant & Biron avant qu’elle ne soit éditée sur catalogue.
Plusieurs photographies montrent l’utilisation de ces tapis par Guimard. L’une d’elles, non datée, est probablement une vue prise au sein des ateliers de Guimard. On y voit clairement le tapis à bordure 13.659 et plus difficilement, sous le bureau et la chaise, le tapis à raccord 13.653.
Probable aménagement au sein des ateliers de Guimard (détail) avec les tapis 13.659 et 13.653, tirage ancien sur papier, non daté. Don Adeline Guimard-Oppenheim, 1948. Bibliothèque des Arts décoratifs. Photo Laurent Sully Jaulmes.
Des morceaux du même tapis à raccord 13.653 apparaissent aussi sur d’autres photographies prises dans des conditions similaires.
Probable aménagement au sein des ateliers de Guimard avec le tapis 13.653, tirage ancien sur papier, non daté. Don Adeline Oppenheim-Guimard, 1948. Bibliothèque des Arts décoratifs. Photo Laurent Sully Jaulmes.
Enfin, deux de ces modèles de tapis à raccord apparaissent sur les photographies prises au sein de l’hôtel Guimard : à nouveau le 13.653, utilisé en moquette pour la chambre.
Détail d’un cliché de la chambre à coucher de l’hôtel Guimard, détail avec le tapis 13.653, tirage ancien sur papier, c. 1913. Coll. Part.
Et le 13.672, utilisé en moquette pour la salle à manger.
Détail d’un cliché de la salle à manger de l’hôtel Guimard, détail avec le tapis 13.672, tirage ancien sur papier, c. 1913. Don Adeline Oppenheim-Guimard, 1948. Archives de Paris 3115W 10.
Parallèlement à cette diffusion à visée industrielle, Guimard a continué à concevoir des grands tapis. Nous en avons l’écho par une esquisse aquarellée au dessin particulièrement riche, voire suggestif. Non datée, mais pouvant être située à partir de 1903, elle est conservée à la Bibliothèque des Arts décoratifs.
Projet pour un tapis, non signé, non daté, aquarelle sur papier, Bibliothèque des Arts décoratifs, Don Adeline Oppenheim-Guimard, 1948. Photo Laurent Sully Jaulmes.
On voit donc que les tapis et moquettes de Guimard ont suivi son évolution stylistique avec des modèles qui, pour certains, pouvaient parfaitement être intégrés sans heurt dans des intérieurs modernes.
Frédéric Descouturelle
Notes
[1] Guimard, Hector, L’Art dans l’habitation moderne/Le Castel Béranger, Paris, Librairie Rouam, 1898.
[2] Leur nom figure dans la liste des fournisseurs placée en tête du portfolio : « HONORÉ FRÈRES — Tapis. ».
La dernière publication du Cercle Guimard est à présent disponible dans trois librairies parisiennes et bientôt dans d’autres établissements.
Deux librairies spécialisées :
– Le Cabanon, 122 rue de Charenton, 75012 Paris
– Librairie du Camée, 70 rue Saint André des Arts, 75006 Paris
ainsi qu’à la librairie Villa Browna, idéalement située 27 avenue Rapp, mitoyenne de l’immeuble phare de Lavirotte.
Une dédicace aura lieu le 17 juin à 19h 15 à la libraire Le Cabanon, en présence des auteurs.
Immeuble Logilux, 1904 (Céramic hôtel), 34 avenue de Wagram. Photo F. D.
Rappelons également que l’exposition consacrée à Jules Lavirotte à Évian est ouverte du 1er juin au 30 septembre 2025, à la villa du Châtelet où le livre est également disponible.
Pisté depuis des années, ce vase exceptionnel est tout récemment entré dans les collections de notre partenaire pour le projet de musée Guimard. Des négociations au long cours ont abouti à l’acquisition de cet objet rare, le premier de son genre à être identifié et décrit. Contrairement à d’autres domaines des arts décoratifs où Guimard a abondamment créé, il a en effet très peu produit pour la verrerie.
Vase Guimard de la Cristallerie de Pantin, haut. 40,2 cm, diamètre extérieur au niveau de l’ouverture : 5,2 mm, diamètre extérieur à la base : 12,7 cm, poids, 1,437 kg. Coll. part. Photo F. D.
La forme générale est celle, assez banale pour la verrerie de style Art nouveau, d’un « vase bouteille » pouvant se décomposer en trois parties : une base très aplatie soulignée par un ressaut, un fût très légèrement conique et un rétrécissement sommital avant l’inflexion de l’ouverture vers l’extérieur. Cette forme, pourvue de côtes tournoyantes, semble inédite chez Guimard qui n’a pas tenté de reproduire les silhouettes de ses modèles conçus pour le bronze ou pour la céramique. Mais comme nous le verrons plus loin, sommes-nous certains que Guimard soit l’auteur de cette forme ?
Ce vase est longtemps resté dans la famille du vendeur, mais il n’a pas été possible d’en connaitre les conditions d’achat originelles. Il est en bon état, malgré quelques griffures et la marque d’un léger dépôt calcaire montrant qu’il a été utilisé à une époque comme vase à fleurs.
Il a été produit à la Cristallerie de Pantin[1], comme l’indique la signature gravée en intaille à son culot, autour du logo « STV » reprenant les initiales du nom exact de la cristallerie : Stumpf, Touvier, Viollet & Cie.
Signature de la Cristallerie de Pantin au culot du vase. Coll. part. Photo Justine Posalski.
Haut de 40,2 cm et pesant 1,437 kg, il a un volume de 0,480 litre. Ces deux dernières données permettent de calculer sa densité : 2,99, très proche de celle du cristal au plomb classique (3,1).
Calcul du volume du vase Guimard de la Cristallerie de Pantin. Coll. part. Photo Fabien Choné.
La question de la nature exacte de son matériau se posait, même si le vase provient d’une cristallerie, car nous avons établi que les verrines des candélabres des accès du métro produites par cette même cristallerie à partir de 1901 étaient en verre, sans ajout de plomb. Le Cercle Guimard en a récemment acheté un exemplaire.
Verrine d’un candélabre du métro Guimard. Coll. Le Cercle Guimard. Photo F. D.
Le culot du vase est également porteur de la signature manuscrite et cintrée de Guimard. Elle est caractérisée par la continuité du graphisme en un seul trait joignant le prénom et le nom et se terminant par le long paraphe revenant les souligner. On note que son exécution à la pointe est un peu plus hésitante que celle du logo de la cristallerie pour lequel l’ouvrier affecté à cette tâche répétitive disposait d’un pochoir.
Signature de Guimard au culot du vase de la Cristallerie de Pantin. Photo Justine Posalski.
Le millésime « 1903 » figure également sous la signature et nous renvoie à l’époque du pavillon que Guimard a édifié au sein de la nef du Grand Palais pour l’Exposition de l’Habitation cette année-là. À cette occasion il a fait éditer la série de cartes postales Le Style Guimard reproduisant ses principales œuvres architecturales.
Le pavillon « Le Style Guimard » au sein de l’Exposition de l’Habitation au Grand Palais en 1903. Carte postale ancienne n° 1 de la série Le Style Guimard. Coll. part.
Dans la liste des collaborateurs qui figure sur le prospectus joint à l’emballage de la série de ces cartes postales, on retrouve la mention de la Cristallerie de Pantin, au 66 rue d’Hauteville, lieu de son dépôt parisien.
Vue partielle du prospectus de l’emballage de la série des cartes postales Le Style Guimard. Coll. part.
La cristallerie figurait dans cette liste de collaborateurs, d’une façon certaine pour les verrines du portique d’accès de métro qui encadrait l’entrée du pavillon de Guimard, et sans doute aussi pour un autre produit exposé : probablement des vases, comme le suggère le descriptif que Guimard a associé au nom du fournisseur : « cristallerie pour décoration et ameublement ». Mais les vues de l’intérieur du pavillon que nous connaissons ne montre pas malheureusement pas ces vases. D’ailleurs, rien n’indique qu’à cet instant les cristaux présentés dans le pavillon étaient déjà le fruit d’une collaboration entre l’architecte et la Cristallerie de Pantin. Guimard a pu tout simplement choisir des produits de la cristallerie sur catalogue afin de décorer les meubles exposés. L’année suivante, en revanche, nous avons acquis la certitude que cette collaboration a abouti. Dans l’opuscule que Guimard a édité à l’occasion du Salon d’automne de 1904, il a détaillé son envoi par catégories. Le numéro 4 des « Objets d’art Style Guimard » est décrit de la façon suivante : « Vase Style Guimard en cristal aigue marine. Prix : 65 francs ».
Cette dénomination « aigue-marine » n’a pas été inventée par Guimard qui, au contraire, s’est inséré dans une production de la Cristallerie de Pantin qui avait démarré quelques années plus tôt. Elle fait bien sûr référence au nom de la pierre fine, une variété de béryl, de couleur bleu clair, évoquant la mer. Ces nuances bleutées, difficiles à obtenir, ont été recherchées de façon empirique par différentes cristalleries françaises. Émile Gallé à Nancy a ainsi obtenu avec un monoxyde de cobalt une couleur d’un bleu très léger nommée « clair de lune », dévoilée à l’Exposition universelle de 1878. À la Cristallerie de Pantin, pour obtenir un verre légèrement opacifié à irisations intermédiaires turquoises, le jaune du dioxyde d’urane et le vert d’un oxyde de chrome ont été mêlés au bleu de cobalt.
La première mention de production de cristaux « aigue-marine » par la Cristallerie de Pantin que nous connaissons a fait l’objet d’une page du catalogue de la Maison Moderne[2] paru en 1901.
Documents sur l’Art Industriel au vingtième siècle (catalogue de La Maison Moderne), Paris, Edition de La Maison Moderne, 1901, p. 12, « Crisallerie de Pantin/Vases en cristal aigue-marine ». Coll. part.
Sur les deux photographies de cette page, vingt-deux vases de différentes formes et d’une couleur qui ne peut être que bleutée présentent tous des côtes tournoyantes, souvent régulièrement ponctuées de reliefs comme le sont les surfaces des coquillages, autre manière de rappeler l’inspiration marine de la série. Le ou les auteurs de ces formes modernes ne sont pas mentionnés, signe qu’il s’agit probablement d’employés de la cristallerie[3].
Le vase en cristal de Guimard ne nous était pas complètement inconnu puisque les documents de la donation Adeline Oppenheim-Guimard conservés à la Bibliothèque des Arts Décoratifs permettent d’en identifier au moins deux exemplaires décorant un meuble probablement présenté au Salon d’Automne.
Coll. Bibliothèque des Arts Décoratifs, don Adeline Oppenheim-Guimard, 1948. Photo Laurent Sully Jaulmes.
Au sein du même ensemble documentaire, un autre modèle de vase torsadé, avec une base plus piriforme et un col plus effilé, est très proche du n° 4357 de la page du catalogue de la Maison Moderne (cf. supra). L’intervention de Guimard n’y est pas pour autant attestée.
Coll. Bibliothèque des Arts Décoratifs, don Adeline Oppenheim-Guimard, 1948. Photo Laurent Sully Jaulmes.
Autre exemple de vase qui pourrait provenir de la Cristallerie de Pantin, le modèle en cristal translucide présenté dans la vitrine du grand salon de l’hôtel Guimard reprend le même type de torsades.
Détail de la vitrine du grand salon de l’hôtel Guimard. Coll. part.
On notera qu’aucun de ces vases ne présente de décor floral surajouté imitant le style des verreries nancéiennes Gallé et Daum. Il s’agit peut-être d’une demande expresse de la Maison Moderne, exigeant une certaine sobriété plus conforme à la ligne belge de Van de Velde qu’elle défend. Car, en dehors de la Maison Moderne, la Cristallerie de Pantin a produit de nombreux modèles de vases « aigue-marine » à décor floral que l’on retrouve de temps à autre sur le marché de l’art.
Vase « aigue-marine » à décor floral gravé à l’acide de la Cristallerie de Pantin, galerie en ligne les_styles_modernes, vente sur eBay Pays-Bas, mai 2025, haut. 24,8 cm, diam. 10,3 cm, poids, 796 g. Photo les_styles_modernes, droits réservés.
Vase « aigue-marine » à décor floral gravé à l’acide de la Cristallerie de Pantin, galerie en ligne les_styles_modernes, vente sur eBay Pays-Bas, mai 2025, haut. 24,8 cm, diam. 10,3 cm, poids, 796 g. Photo les_styles_modernes, droits réservés.
Comme ces vases, celui de Guimard possède lui aussi un décor gravé à l’acide, mais qui lui est propre et qui témoigne des recherches qu’il a menées pour renouveler son style semi-abstrait en s’éloignant progressivement des arrangements harmoniques de lignes courbes ou capricieuses qui le caractérisaient autour de 1900.
Détail du décor du vase Guimard de la Cristallerie de Pantin. Coll. part. Photo F. D.
Encore une fois, il n’est pas simple de décrire ou d’interpréter ce décor qui laisse l’imagination de l’observateur trouver ses propres références. Si une inspiration végétale parait toujours présente avec des tiges et des fleurs fortement stylisées et répétées dix fois sur la circonférence, un motif s’inspirant de la clef de sol n’est pas impossible.
Détail du décor du vase Guimard de la Cristallerie de Pantin. Coll. part. Photo F. D.
Certains des dessins aquarellés de projets de frises, non datés, donnés par sa veuve Adeline Oppenheim au Musée des Arts Décoratifs présentent quelques similitudes stylistiques.
Guimard, détail d’un projet pour une frise, aquarelle sur papier. Coll. Bibliothèque des Arts Décoratifs, don Adeline Oppenheim-Guimard, 1948. Photo Laurent Sully Jaulmes.
D’autres éléments du décor comme les filets bleus ou la coloration jaune en partie haute nous permettent d’avancer des hypothèses quant au processus de fabrication du vase. Comme pour toute fabrication, le verrier cueille dans le four une paraison avec sa canne creuse et lui donne une première forme ébauchée par soufflage et balancement. Puis il roule la paraison sur le « marbre » (une table en fonte dépolie) pour lui adjoindre des poudres d’os calcinés et d’arséniates qui y ont été préalablement disposés et qui donneront au verre un aspect satiné sur toute la hauteur du vaisseau ainsi qu’une coloration jaune au niveau de son quart supérieur. De plus, des filets bleus également torsadés, visibles en partie supérieure et en partie inférieure du vase, ont été préparés à l’avance, posés puis recouverts d’une nouvelle couche de verre reprise dans le four. Il s’agit donc d’un décor intercalaire et non de la technique habituelle des filets vénitiens qui sont plaqués en surface.
Col du vase Guimard de la Cristallerie de Pantin avec les filets bleus intercalaires. Coll. part. Photo F. D.
Base du vase Guimard de la Cristallerie de Pantin avec les filets bleus intercalaires. Coll. part. Photo F. D.
Le vaisseau de verre étant toujours au bout de la canne (du côté de la future ouverture), la base est ébauchée par gravité et tamponnement contre le marbre. Puis il est introduit dans le moule bivalve et soufflé de façon à être plaqué sur les parois. C’est à ce moment que l’essentiel des reliefs tournoyants est donné. Une fois le moule ouvert, le vaisseau est repris sous la base à l’aide d’une petite masse de verre en fusion au bout d’une barre de fer (le pontil). Du côté opposé, le col reçoit une torsion (comme en témoigne la disposition des bulles d’air qui suivent ce mouvement) avant d’être détaché de la canne en le coupant aux ciseaux et en le façonnant à la pince.
Col du vase Guimard de la Cristallerie de Pantin. Coll. part. Photo Justine Posalski.
Après un léger refroidissement qui assure sa stabilité, le vaisseau est enrobé d’une couche mince d’un verre d’un bleu plus intense que le verrier va cueillir dans un second four. Le vase est alors détaché du pontil qui lui laisse une cicatrice sous la base. Après un refroidissement progressif, il reçoit un traitement à l’acide fluorhydrique du verre bleu plaqué en surface. Pour dégager le décor qui sera conservé en bleu, on a préalablement protégé sa surface par un vernis (à cette époque du bitume de Judée), tandis que les surfaces non protégées sont éliminées par l’acide jusqu’à faire apparaitre le verre sous-jacent. Sous la base, la trace du pontil est effacée par meulage et polissage pour pouvoir y graver le logo de la cristallerie et la signature de Guimard comme nous l’avons vu plus haut. En revanche, au niveau de l’ouverture, les irrégularités de surface qui subsistent montrent que le verre n’a pas été retravaillé par meulage.
Col du vase Guimard de la Cristallerie de Pantin. Coll. part. Photo F. D.
Si ce vase est parvenu si tardivement à la connaissance des spécialistes de Guimard, c’est tout d’abord en raison de sa rareté. Son exécution encore imparfaite, visible notamment par son bullage assez conséquent, semble indiquer qu’il a fait partie d’une série qui a été des plus réduite. L’autre raison est que son attribution à Guimard n’est pas évidente au premier regard. Il est même probable qu’en l’absence de signature[4] et malgré son décor naturaliste abstrait, ce vase n’aurait pas sans doute pas suscité le même intérêt de notre part, ni les recherches qui en ont découlé pour retrouver les rares indices permettant de le localiser au sein de l’œuvre de Guimard. En même temps qu’il a eu la volonté de simplifier le Style Guimard en le résumant à un simple décor sur un objet pouvant s’accommoder finalement de tous les styles d’intérieurs, il est tout à fait probable que Guimard ait aussi fait le choix d’une forme de vase déjà existante à la Cristallerie de Pantin — forme qui n’était d’ailleurs pas nécessairement déjà commercialisée — et qu’il l’ait « guimardisée », reproduisant en cela la même démarche qu’avec les produits de certains autres fabricants comme nous l’avons démontré pour les vases en grès édités par Gilardoni & Brault[5].
Frédéric Descouturelle et Olivier Pons,
avec l’aide de Justine Posalski et de Georges Barbier-Ludwig.
Notes
[1] La cristallerie a été fondée en 1847, au 84 de la rue de Paris à Pantin et reprise en 1859 par E. Monot, ancien ouvrier de la cristallerie de Lyon. Elle a rapidement prospéré, devenant la cinquième cristallerie française puis, après la guerre de 1870 (et le passage de la cristallerie de Saint-Louis en territoire allemand), la troisième (après Baccarat et Clichy). La cristallerie usinait industriellement une gamme complète de produits qu’elle exposait dans son magasin parisien de la rue de Paradis. Son dépôt était également à Paris, au 66 rue d’Hauteville. La raison sociale a évolué : « Monot et Cie », puis « Monot Père et Fils et Stumpf », puis « Stumpf, Touvier, Viollet & Cie » après le retrait de Monot en 1889. Elle a été absorbée en 1919 par la verrerie Legras (Saint-Denis et Pantin Quatre-Chemins).
[2] Fondée par le critique d’art Julius Meier-Graefe à la fin de l’année 1899, cette galerie consacrée à l’art décoratif moderne entrait en concurrence avec celle plus connue de Siegfried Bing, L’Art Nouveau. Deux articles lui seront très prochainement consacrés par Bertrand Mothes.
[3] Pour d’autres produits, le catalogue indique le nom des auteurs des modèles. Dans ce cas, on peut penser que le contrat passé entre la galerie et l’auteur spécifiait que le nom de ce dernier devait être mentionné.
[4] Un autre exemplaire de ce vase a été répertorié et figure dans l’ouvrage « Le génie verrier de l’Europe » (G. Cappa, éd. Mardaga, 1998). Contrairement à notre vase à la couleur « aigue-marine » dominante, celui-ci se caractérise par un cristal incolore doublé de métallisations dégradées faisant davantage la part belle aux nuances « rosathea » et « jaune » tandis que la tonalité « aigue-marine » se concentre sur un petit tiers inférieur. Cet exemplaire ne présentant pas de signature, il est possible qu’il s’agisse d’un prototype.
[5] Cf. notre article sur la « guimardisation » des vases en grès édités par Gilardoni & Brault.
Notre amie Justine Posalski, membre du Cercle Guimard depuis plusieurs années, vient d’obtenir son doctorat en histoire de l’Art qui a porté sur la carrière de l’un des acteurs majeurs de l’École de Nancy, Camille Gauthier (1870-1963). Son nom a été popularisé par la marque « Gauthier-Poinsignon » et par son importante production de meubles modernes à bon marché que nous avons déjà évoquée ici, mais sa biographie avait été encore peu explorée. À la demande de son directeur de thèse, Justine Posalski a exploré le côté social et innovant de l’activité commerciale de Gauthier, notamment par sa technique de vente. Cependant, ses recherches l’ont conduite à s’intéresser de plus près au contexte dans lequel se sont nouées ses relations avec Louis Majorelle (1859-1926). C’est cet aspect peu connu et qui remet en question certaines opinions acquises que nous lui avons proposé de présenter dans cet article.
Anonyme, portrait de Camille Gauthier, tirage photographique d’époque. Coll. Musée de l’École de Nancy.
Jusqu’à présent, les exégètes de Majorelle, assez discrets sur le sujet, se contentaient de considérer que Camille Gauthier n’avait joué qu’un rôle mineur de simple collaborateur subalterne. Mais la lecture de missives des archives personnelles de la fille de Camille Gauthier indique que son père avait été recruté au sein de la firme nancéienne pour y exercer les fonctions de directeur artistique. Faute d’archives consultables, il convient donc d’examiner plus attentivement les éléments chronologiques qui permettent de rééquilibrer le rôle de chacun.
Initialement fondée à Toul par Auguste Majorelle (1825-1879), la société Majorelle a été transférée à Nancy en 1861. Après le décès de son père, Louis Majorelle a interrompu ses études à l’École nationale des Beaux-Arts de Paris pour revenir à Nancy et s’occuper de l’entreprise familiale qui bénéficie alors d’une réputation solidement établie et d’une popularité qui est synonyme d’excellente marche des affaires. À la céramique qui est à l’origine du succès du fondateur, se sont ajoutées la fabrication de meubles décorés au vernis Martin et la vente de reproductions de mobilier de style qui ont renforcé le renom de la firme nancéienne. Le goût de Louis Majorelle pour la peinture et sa proximité avec la jeune garde des peintres lorrains vont le conduire à s’orienter vers une politique de création novatrice, en associant ses anciens condisciples à la production d’œuvres d’exception.
En 1882, il sollicite le peintre Émile Friant (1863-1932) afin que ce dernier réalise la décoration de la porte d’un meuble sur le thème du roman de Miguel de Cervantes Don Quichotte de la Manche. En 1886, il s’adresse aux frères Jules (1833-1887) et Léon Voirin (1833-1898) pour réaliser l’ornementation de la face intérieure d’un paravent destiné à la cour royale des Pays-Bas. Les frères Voirin, en collaboration avec Majorelle, réalisent cinq paravents. Le succès est tel que Majorelle sollicitera la fratrie pour exécuter cinq autres paravents. Pour l’Exposition universelle de 1889, c’est un somptueux lit traineau néo-Louis XV dont les panneaux sont décoré au vernis Martin d’après Watteau qui attire l’attention sur la maison Majorelle.
Maison Majorelle, lit traineau présenté à l’Exposition Universelle de 1889, décoré d’après Watteau.
L’année 1893 s’avère être un tournant dans l’évolution de la maison Majorelle. Sur un plan juridique, la société en nom collectif prend alors la dénomination de « Majorelle Frères ».
Cette même année, Camille Gauthier, né dans les environs de Nancy, élève à l’École des Beaux-Arts de Nancy puis pendant trois ans à l’École nationale des Arts Décoratifs de Paris[1], regagne sa province d’origine pour être embauché par Louis Majorelle qui se consacre désormais exclusivement à la direction artistique de la firme familiale. Ce dernier a pressenti qu’il était dans l’air du temps d’abandonner les modèles d’un passé révolu afin — à l’instar d’Émile Gallé — de se tourner résolument en direction de la modernité. Il a compris que l’avenir ne saurait se contenter de la répétitivité sclérosante du mobilier créé par son père et qu’il convenait de donner à ses ateliers une toute nouvelle impulsion. Camille Gauthier qui a alors vingt-trois ans a été en contact avec ce qui se faisait de plus avant-gardiste dans la capitale. Le jeune homme semble posséder toutes les qualités nécessaires pour l’aider à relever de nouveaux défis. Son engagement chez Majorelle est d’ailleurs concomitant et symétrique à celui de Jacques Gruber chez Daum[2]. Ces deux émules d’Émile Gallé dans le domaine de l’ébénisterie et de la verrerie de style moderne ont ainsi misé sur de jeunes artistes lorrains mais dont la formation avait été parachevée dans la capitale. Il est également à noter que, quelques années plus tard, d’autres influences purement parisiennes comme celles de Tony Selmersheim ou d’Henri Sauvage ont marqué l’évolution moderne du mobilier de Majorelle.
Un examen attentif d’un catalogue commercial illustré titré « Majorelle Nancy » [3], postérieur à 1890 mais antérieur à l’exposition de 1894, nous fournit un certain nombre d’indications fiables[4] sur le virage moderne de la maison Majorelle. On y constate que l’ameublement n’est pas parmi les catégories les plus mises en avant. Il ne représente qu’un faible pourcentage des produits proposés à la vente, n’apparaissant qu’à la page 48 et se terminant à la 57ème et dernière page du recueil. L’offre débute par de l’ameublement en bambou et natte de Chine, et il est précisé d’emblée que la chambre à coucher est un modèle déposé. Sont ensuite proposés des petits meubles en noyer ciré tels que tables, guéridons, colonnes, gaines, selles[5], etc. Viennent ensuite une page consacrée au « meuble de fantaisie » à la décoration brevetée au Vernis Martin, et en complément une page réservée à l’ébénisterie d’art « style japonais » dont les modèles peuvent être vendus « en bois blanc ou laqués pour être décorés ». Les quatre pages finales concernent une série de mobilier plus classique, dans un style d’esprit rocaille, Louis XVI, rococo ou pseudo Henri II. Il est indiqué que l’ancienne maison Montigny a pour successeur Majorelle dont les magasins et ateliers sont situés à Nancy.
En revanche, en 1894, concurremment avec du mobilier de style Louis XV, Louis XVI et Empire, Majorelle expose, sur son stand de l’Exposition d’art décoratif et industriel lorrain, qui se déroule dans les galeries de la salle Poirel[6], des « meubles d’inspiration moderne ». Outre un plateau de table en bois pyrogravé, on peut admirer une table intitulée La Source, réalisée d’après des dessins de Jacques Gruber (1870-1936), ainsi qu’un meuble composé par Camille Gauthier.
Anonyme, photographie du stand de Louis Majorelle à l’exposition de 1894 aux galeries Poirel, Nancy. Coll. Musée de l’École de Nancy. Au mobilier majoritairement « de style » viennent s’ajouter quelques « meubles d’inspiration moderne ».
Ces éléments sont tout à fait révélateurs du fait qu’avant le recrutement de Camille Gauthier, Majorelle n’est aucunement impliqué dans le mouvement esthétique moderne et se contente de commercialiser une gamme de produits en tous points identiques à ceux en vogue sous le Second Empire. Quoi qu’il en soit, l’arrivée de nouvelles recrues dans la firme nancéienne marque une vraie rupture avec le mobilier quelque peu emphatique pour ne pas dire suranné qui, quelques mois auparavant, marquait l’identité de la maison. De fait, avant 1894, jamais Majorelle n’avait vendu ou réalisé de mobilier orné de marqueterie de bois de placage. Au contraire, après 1894, on ne trouvera plus aucune mention d’un quelconque meuble décoré au vernis Martin.
Anonyme, photographie du Magasin Majorelle, rue Saint-Georges à Nancy, vue de la salle d’exposition du 1er étage, c. 1900. Coll. bibliothèque Forney.
À son retour à Nancy, Gauthier décide de se rallier au mouvement de renouveau artistique lorrain car il le comprend comme un projet de société revendiquant le passage à un art total d’où ne serait pas exclue la dimension sociale. Pour ce jeune homme, l’Art nouveau en général et le mouvement de renouveau artistique lorrain en particulier, sont porteurs d’un projet à la fois artistique, éthique, social et politique.
Pour Majorelle, la décision de se lancer dans la production de mobilier moderne est essentiellement un choix entrepreneurial qui doit induire une réforme et une diversification rapide de la société familiale. Le choix de se consacrer à un style nouveau, en adéquation avec des impératifs de rentabilité et de conquête de parts de marché, suppose de passer d’un atelier artisanal à une fabrication rationalisée impliquant une dimension de plus forte mécanisation. Pressentant que l’avenir réside forcément dans une proposition plus adaptée à la demande du public, la maison Majorelle va apporter un soin particulier à élaborer des modèles de petits meubles à bon marché. Augmenter le volume de fabrication ne fait pas surhausser considérablement les coûts de production et, en dépit des dépenses financières liées à de nouvelles installations, l’accroissement des ventes devrait permettre de rentabiliser rapidement les investissements qu’il convient d’effectuer au plus vite.
Dès son entrée au sein des ateliers Majorelle, Gauthier se familiarise promptement avec le métier d’ébéniste en réussissant à trouver le point d’équilibre entre ses ambitions artistiques et les impératifs de la réalité économique inhérents à la bonne marche d’une entreprise. Son activité principale consiste à dessiner les compositions décoratives ornant les meubles marquetés. Très rapidement, c’est à Gauthier que sera confiée la création du mobilier d’exposition qui doit assurer la notoriété et le prestige de la firme nancéienne. Avec une application constante, Gauthier va appréhender les multiples paramètres techniques permettant de concevoir une production originale de meubles innovants et audacieux, précieux et raffinés mais sachant éviter les écueils de l’afféterie ou de l’ostentatoire.
Louis Majorelle et Gautier (sic) projet pour la décoration d’un salon (fragment). Victor Antoine Champier (1851-1929), Documents d’atelier. Art décoratif moderne, Paris, Librairie Rouan, 1899, pl. XXXI. Coll. part.
Louis Majorelle et Gautier (sic) : projet de cabinet à objets d’art. Victor Antoine Champier (1851-1929), Documents d’atelier. Art décoratif moderne, Paris, Librairie Rouan, 1899, pl. XVII. Coll. part.
C’est à partir de 1897, date du transfert des ateliers de la rue Girardet à la rue du vieil-Aître que l’on assiste véritablement à une transformation de Majorelle qui passe du statut d’artisan d’importance à celui d’industriel d’art. Ainsi, afin de réaliser en série des produits manufacturés de qualité, il était indispensable de posséder un lieu suffisamment conséquent pour accueillir les volumineuses machines modernes qui allaient permettre de répondre à la volonté de Majorelle de devenir un entrepreneur de stature nationale dans le secteur de l’ameublement. Les nouvelles installations sont dimensionnées pour accueillir un personnel conséquent. Camille Gauthier avait jusqu’ici évolué au sein d’une entreprise à caractère quasi-familial entouré par des ouvriers et compagnons fidèles et expérimentés, présents depuis les débuts d’Auguste Majorelle. Il va devoir désormais vivre au quotidien dans un environnement où interagissent plus de cent cinquante intervenants[7]. Parallèlement à l’utilisation de nouveaux procédés, les techniques courantes de l’ébénisterie et de la menuiserie sont bousculées pour se plier aux besoins d’une création originale. Les productions des ateliers Majorelle présentent un large éventail des techniques utilisées dans l’histoire de la marqueterie. Les procédés et les matériaux employés en révèlent une parfaite connaissance.
Gauthier mêle les essences du pays aux bois exotiques en conservant les particularités des ronces, loupes ou gales. Assurément, les dessins naturels des essences permettent de donner du tempérament à la composition, notamment dans le rendu des matériaux. Outre le dessin du veinage et la couleur des bois, le choix du débit des placages permet effectivement de multiplier les effets. Gauthier, loin d’être fidèle à un unique procédé, fait feu de tout bois et multiplie les expériences pour varier les aspects à obtenir.
Majorelle Frères & Cie, trumeau de cheminée, composition marquetée par Camille Gauthier, haut. 1,33 m, larg. 1,11 m, vente Claude Aguttes SAS – Paris, 20 mars 2015, lot n° 99.
Majorelle Frères & Cie, La Cascade, meuble de salon, composition marquetée par Camille Gauthier, signé et daté 1899, haut. 1,676 m, larg. 0,8 m, prof. 0,4 m, vente Phillip’s – New-York, 8 juin 2023, lot n° 78.
Les structures en « Y » (voir ci-dessus) et la mouluration en quart de vrille des montants sont deux marqueurs caractéristiques de l’influence de Camille Gauthier sur les productions signées Majorelle.
Majorelle Frères & Cie, détail du quart de vrille d’une sellette à décor marqueté, collection A-L.P.
Au fil des années, Majorelle a consenti à mettre un peu plus en avant Camille Gauthier en reconnaissant dans sa communication avec la presse l’importance du travail que ce dessinateur effectuait au sein de l’entreprise. Mais le lien de confiance qui présidait à leur relation s’est progressivement délité. Pour le mobilier présenté par Majorelle à l’Exposition universelle de 1900, la part du décor marqueté qui était confié à Gauthier s’est s’amenuisée au profit des décors en bronze et des pentures métalliques prônées par un autre collaborateur de la maison, Alfred Levy[8]. Cela n’est sans doute pas étranger à la rupture qui va s’avérer inéluctable et intervenir au lendemain de l’Exposition au sein de laquelle la maison Majorelle a triomphé, mais sans que Gauthier ne reçoive une distinction.
Coiffeuse présentée par la maison Majorelle à l’Exposition universelle de 1900 avec la collaboration de Camille Gauthier. Porfolio Meubles de style moderne Exposition Universelle de 1900, Charles Schmid éditeur. Coll. part.
Après plusieurs années de relations entre Louis Majorelle et Camille Gauthier, on peut se demander, lequel des deux protagonistes a su le mieux tirer parti de leur collaboration. Camille Gauthier peut s’enorgueillir d’avoir été sollicité par une entreprise de renom, au prestige établi lui ayant proposé un poste de responsabilité alors qu’il n’avait aucune expérience de quelque nature que ce soit. Certes, le jeune Gauthier possédait d’indéniables qualités de dessinateur mais la plupart des étudiants fréquentant les institutions de formation partageait cette caractéristique. Sans doute plus que d’autres, il faisait montre d’une grande motivation à se former et à tout mettre en œuvre pour être admis et reconnu au sein des milieux artistiques qu’il fréquentait.
De son côté, Louis Majorelle, qui avait déjà eu l’occasion de recruter de jeunes talents prometteurs, faisait le pari audacieux d’embaucher un collaborateur inexpérimenté mais le risque qu’il prenait était somme toute assez limité car en cas d’insatisfaction, il avait à tout moment la possibilité d’y mettre un terme. En travaillant au sein d’un atelier où œuvraient les artisans les plus qualifiés, Gauthier gagnait beaucoup de temps dans l’acquisition des connaissances d’un métier qui nécessitait des années d’apprentissage. Il en avait parfaitement conscience et savait qu’en regardant attentivement autour de lui, le modèle Majorelle lui administrait en accéléré la meilleure formation pour comprendre de quelle manière il fallait diriger une entreprise moderne de fabrication de meubles.
Sans Gauthier, Majorelle aurait-il pu réaliser aussi efficacement la conversion qui lui doit d’être considéré comme un des maîtres de l’École de Nancy ? On ne saurait vraiment répondre à cette question. Toutefois, il n’est pas interdit d’imaginer qu’en lieu et place de Camille Gauthier, Majorelle se serait probablement mis en quête d’un autre employé susceptible de remplir ce rôle. Sans Majorelle, Camille Gauthier aurait-il pu trouver l’opportunité lui permettant d’exprimer sa voie dans le domaine artistique ? Là encore, il n’y a pas de réponse définitive face à une telle interrogation et, plutôt que de se lancer dans d’interminables conjectures, on se doit de conclure que la collaboration entre Gauthier et Majorelle s’est effectivement traduite par un résultat mutuellement fructueux.
Après son départ, Camille Gauthier a fondé son propre atelier où il a continué à développer et à réinventer son style personnel, lequel présentait de facto de fortes similitudes avec celui que Majorelle continuait à décliner. Il signe alors « Camille Gauthier » ou « Camil Gauthier » ou « Gauthier le lorrain ».
À gauche : Gauthier Le Lorrain, meuble de collectionneur, publié dans La Lorraine Artiste, 18ème année, n° 10, 1er déc. 1900, p. 157.
Adhérent à l’Alliance Provinciale des Industries d’Art (École de Nancy) au côté de son président Émile Gallé et de son ancien employeur Louis Majorelle, il a exposé avec le groupe nancéien au Pavillon de Marsan à Paris en 1903.
Gauthier & Cie, salle à manger au tulipier, noyer verni. Portfolio Exposition Lorraine/l’École de Nancy/au/Musée de l’Union Centrale des Arts Décoratifs/Pavillon de Marson à Paris/1ère Série : Le Mobilier/Armand Guérinet, Éditeur, 1903, pl. 46. Coll. part.
Son mobilier tend alors vers une certaine simplification car, conformément à ses aspirations sociales, la clientèle recherchée n’est plus celle de l’aristocratie ou de la haute bourgeoisie. Parfois, Gauthier renonce même au décor végétal, omniprésent à Nancy, ne conservant qu’une construction par des lignes souples rapprochant ses créations de celles des parisiens Plumet et Selmersheim.
Camille Gauthier, étagère. Coll. part.
Ce n’est qu’en 1904, en s’associant au tapissier Paul Poinsignon, qu’il peut fonder à Nancy une nouvelle unité de production en série avec vente directe des meubles exposés dans une vaste galerie. En se passant d’intermédiaires et de concessionnaires, par une politique de diffusion de catalogues, de participation à des concours et à des expositions, ses meubles bien exécutés et toujours fidèles à l’esthétique naturaliste de l’École de Nancy vont entrer dans les foyers de la petite et de la moyenne bourgeoisie, bien au-delà de la Lorraine. Mais la société « Gauthier-Poinsignon » a également équipé de nombreux lieux publics, commerces, hôtels et restaurants, tout en restant capable de produire à l’occasion des ensembles plus luxueux.
À gauche : vitrine-casier, acajou et bubinga, sculptures renoncules, marqueteries marguerites, haut ; 1,55 m, larg. 0,65 m, prix 290 F., ateliers Gauthier-Poinsignon, photographie issue du catalogue commercial Gauthier, Poinsignon & Cie, réf. n° 21, 1914, p. 120. Coll. part.
À droite, vitrine-casier à musique – réf. n° 21, signée, haut. 1,58 m, larg. 0,69 m, prof. 0,34 m, vente Millon et associés — Paris, 07 avril 2017, lot n° 76.
En 1909, Gauthier présente à l’Exposition Internationale de l’Est de la France à Nancy un cabinet de travail en chêne lacustre décoré selon la flore et la faune fossile et annonçant l’apparition du style Art Déco ou à tout le moins d’un style post-École de Nancy dont le succès commercial sera considérable. À cette occasion, Majorelle semble à nouveau dépassé stylistiquement et devra s’adapter peu après.
Cabine de travail en chêne lacustre sur l’un des stands de Gauthier-Poinsignon au palais du Génie Civil à l’Exposition Internationale de l’Est de la France à Nancy en 1909. Cliché Henri Bellieni. Coll. part.
La Première Guerre mondiale affecte fortement le moral de Gauthier, d’autant plus que son associé Paul Poinsignon décède brutalement en 1916. La société garde néanmoins le même nom. Désireux de se retirer progressivement, Gauthier cède finalement son entreprise, redevenue prospère, en 1924 au fabricant de meuble toulois Delfour.
Justine Posalski
Notes
[1] Il y côtoie alors le futur décorateur parisien Tony Selmersheim et y croise le nancéien Jacques Gruber. Hector Guimard en est professeur d’octobre 1891 à juillet 1898.
[2] Antonin Daum (1864-1930) ingénieur formé à l’École Centrale à Paris et son frère Auguste Daum (1853-1909), juriste de formation, ont repris la verrerie acquise par leur père et n’ont — contrairement à Louis Majorelle — aucune formation artistique.
[3] Édité par l’imprimerie Camis, sis 59 boulevard Richard Lenoir à Paris.
[4] Catalogue de la maison Majorelle, circa 1892.
[5] Le terme « selle » fait référence à ce qu’aujourd’hui on nomme usuellement sellette.
[6] Inaugurée en 1889, la Salle Poirel est un ensemble culturel situé à Nancy composé d’une salle de spectacle et d’une vaste galerie d’art.
[7] Roselyne Bouvier, Majorelle. Une aventure moderne, Paris-Metz, Éditions Bibliothèque des Arts et Serpenoise, 1991, page 43.
[8] Alfred Lévy (1872-1965) est entré en 1888, à l’âge de 16 ans, chez Majorelle. Sa présence ne semble pas avoir été déterminante dans le virage moderne de la maison Majorelle. Il est resté fidèle à l’entreprise en tant que directeur artistique, assurant la relève de Gauthier après 1900, puis le virage vers l’Art Déco après la Première Guerre mondiale.
Alors que la date limite de réception des offres pour la conclusion d’un bail emphytéotique sur l’hôtel Mezzara approche rapidement, notre mobilisation se poursuit notamment au niveau de l’enrichissement de nos collections. Après l’achat d’une section de candélabre et sa verrine du métropolitain par Le Cercle Guimard[1], c’est au tour de notre partenaire Fabien Choné d’acquérir, aux enchères cette fois-ci[2], une nouvelle œuvre de Guimard : un tirage d’époque du vase de Cerny.
Rappelons que Cerny est une des trois formes dessinées par Guimard pour la Manufacture de Sèvres autour de 1900[3]. Sa production s’est étalée sur une dizaine d’années et nos recherches au sein des archives de l’institution nous ont permis d’estimer à une quinzaine d’exemplaires au plus le nombre de vases fabriqués à l’époque par Sèvres[4].
L’apparition d’un tirage original du vase de Cerny constitue donc un petit événement en soi qui nous permet par ailleurs d’identifier et de documenter le dixième exemplaire parvenu jusqu’à nous. En grès émaillé, il se caractérise par une couverte jaune moutarde rehaussée de discrètes cristallisations bleues nichées dans les creux de l’encolure et soulignant sa base, une gamme chromatique qui le rapproche des exemplaires conservés par les musées de Sèvres et Limoges.
Vase de Cerny vendu aux enchères le 23 mars 2025. Photo étude Metayer-Mermoz.
On y retrouve à sa base le traditionnel monogramme en creux HG — qui orne toutes les productions sévriennes de Guimard — ainsi qu’au culot les marques propres à la Manufacture : le cachet triangulaire S 1904 qui permet de le dater et le tampon rectangulaire SÈVRES.
Monogramme HG en creux à la base du vase. Photo étude Metayer-Mermoz.
Culot du vase présentant les deux marques de la Manufacture de Sèvres. Photo étude Metayer-Mermoz.
Un accident ancien a nécessité une restauration réalisée l’année dernière — et sur laquelle nous reviendrons bientôt — qui a consisté à reconstituer partiellement une des quatre anses composant l’encolure.
L’originalité de ce vase réside dans son histoire et sa provenance qui, fait assez rare pour ce type d’objet, sont connues grâce aux témoignages familiaux.
Par descendance directe, ce vase provient de l’ancienne collection de M. Numa Andoire (Coursegoules 1908 – Antibes 1994), joueur de football et entraineur professionnel, célèbre notamment pour avoir gagné le Championnat de France en 1951 et 1952 alors qu’il entrainait l’équipe niçoise, l’OGC Nice, ainsi que la Coupe de France en 1952.
L’équipe de Nice en 1931. Numa est debout à droite adossé au mur. Photo droits réservés.
Le récit familial précise que le vase aurait été offert par le président de la République Gaston Doumergue (1863-1937) à Numa Andoire en 1927 à l’occasion du tournoi de football organisé pour l’inauguration du monument aux morts antibois de la Première guerre mondiale. Le monument dont la pièce maitresse est la statue du poilu sculptée par Bouchard[5] a été construit au pied du Fort carré et domine encore aujourd’hui le terrain de football éponyme.
Les presses régionale et locale ont relayé l’évènement qui a eu lieu le dimanche 03 juillet 1927 à grand renfort, comme il se devait, de discours patriotiques, de défilés de troupes et de remises de médailles au son de la Marseillaise.
L’Excelsior du 05 juillet 1927. Site internet BNF/Gallica
On y retrouvait un ancien sous-secrétaire d’État à la guerre chargé de présider la cérémonie, un sénateur, un député, un général représentant le ministre de la Guerre mais point de président de la République… qui s’était certainement fait représenter comme cela arrive souvent pour ce genre d’évènement.
La présence d’un vase de Cerny d’une telle valeur en tant que cadeau offert par l’État à l’occasion d’une compétition relativement anodine peut paraître étonnante. Mais elle est à replacer dans l’histoire longue (et parfois insolite) des largesses octroyées par les autorités à l’occasion d’évènements culturels, scientifiques ou sportifs. Il faut se souvenir du fait que l’État, seul actionnaire de la Manufacture de Sèvres, s’en servait pour fournir tout d’abord des cadeaux diplomatiques de grande valeur, mais aussi un important volume d’objets d’art remis au nom des autorités lors de manifestations culturelles et sportives. Les expositions universelles, internationales et régionales étaient ainsi l’occasion de remettre de nombreux vases, statuettes et autres plats décoratifs — le plus souvent avec le fameux fond bleu de Sèvres — dont la taille et le décor étaient plus ou moins corrélés à l’importance des prix remis aux lauréats, des récompenses diversement appréciées par la communauté artistique…[6].
En ce qui concerne notre vase de Cerny, remis plus de 15 ans après la fabrication du dernier exemplaire à Sèvres, il s’agit probablement d’une des nombreuses occasions pour lesquelles l’État a pioché dans les réserves des manufactures officielles pour récompenser les premiers prix quand ce n‘étaient pas les institutions ou les ministères eux-mêmes qui se séparaient de certaines acquisitions[7]. En 1927, à un moment où l’Art nouveau était déjà bien dévalorisé, les autorités n’ont sans doute pas eu l’impression d’offrir un objet qui, un siècle plus tard, allait acquérir une valeur artistique et financière aussi importante.
Pourquoi notre vase est-il devenu la propriété de Numa Andoire plutôt qu’un autre joueur ? Le récit familial n’étant pas suffisamment précis sur ce point, nous ne pouvons qu’émettre des hypothèses. S’agissait-il de récompenser la courte mais prometteuse carrière du jeune joueur prodige de l’Olympique d’Antibes ou bien plutôt de lui offrir un cadeau de départ, lui qui achevait sa 7ème et dernière saison au sein de l’équipe Antiboise avant de rejoindre l’équipe niçoise ? Probablement un peu des deux… Il est en tout cas touchant de constater que ce vase ait été longtemps conservé en tant que souvenir familial avant que, finalement, les héritiers ne décident de s’en défaire.
Ce vase de Cerny inédit figure désormais en bonne place dans notre projet de parcours muséal pour l’hôtel Mezzara.
Olivier Pons
Notes
[1] https://www.lecercleguimard.fr/fr/une-verrine-en-verre-du-metro-de-guimard-pour-notre-projet-museal/
[2] Vente du 23/03/2025, étude Metayer-Mermoz à Antibes, expert E. Eyraud.
[3] Les deux autres formes sont le cache-pot de Chalmont et la jardinière des Binelles.
[4] Sur l’histoire de cette collaboration, nous renvoyons nos lecteurs au livre paru en 2022 aux Éditions du Cercle Guimard : F. Descouturelle, O. Pons, La Céramique et la Lave émaillée d’Hector Guimard.
[5] Henri Bouchard (1875-1960), s’était fait construire en 1924 un atelier, 25 rue de l’Yvette à Paris (75016) en face de la propriété du peintre Jacques-Emile Blanche pour lequel Guimard réalisa des travaux de décoration. L’atelier du sculpteur, devenu musée Bouchard, a fermé ses portes en 2007 avant d’être transféré à La Piscine à Roubaix.
[6] Un des cas les plus célèbres est probablement celui de François-Rupert Carabin (1862-1932), sculpteur à l’esprit frondeur, qui avait reçu en 1912 comme « Prix du Président de la République » un vase de Sèvres à fond bleu qu’il jugeait « fort laid et de second choix ». Il réalisa alors un socle constitué de trois figures féminines s’en détournant avec horreur et l’exposa peu après au Salon de la Société nationale des Beaux Arts afin d’en faire étalage lors de la visite présidentielle. Le socle et le vase appartiennent à présent à la collection Perrier-Jouët à Épernay.
[7] En 1905, par exemple, le ministère de la Marine a fait l’acquisition d’un vase de Cerny sorti des ateliers de la Manufacture de Sèvres un an avant, donc daté 1904, comme notre vase…
Nous avons le plaisir de publier un article de notre adhérent suisse de longue date, Michel Philippe Dietschy-Kirchner, rédigé à l’occasion de l’exposition que Munich consacre ces jours-ci au Jugenstil — le versant allemand du style Art nouveau. À partir des pièces présentées, il élargit son propos en élaborant des associations possibles au sein du mouvement européen, notamment avec les œuvres d’Hector Guimard et de Paul Follot.
Jugendstil made in Munich est une exceptionnelle exposition conjointe de la Kunsthalle München et du Münchner Stadtmuseum. Elle se tient à la Kunsthalle de Munich du 25 octobre 2024 au 23 mars 2025 et regroupe les œuvres du Münchner Stadtmuseum (qui possède une collection de renommée internationale), complétées par des prêts d’autres institutions et de collections privées. Des textiles originaux sont notamment à nouveau montrés au public. Tous les textes sont écrits en allemand avec une traduction en anglais. Elle rencontre un franc succès bien mérité.
À la fin du 19ème siècle, Munich, grâce à d’excellentes opportunités de formation et d’expositions, est devenue une métropole de la culture ouverte au monde. Elle attire de ce fait des artistes de toute l’Europe. Dans ce foisonnement innovateur est né en 1896 la revue Jugend, Münchener illustrierte Wochenscrift für Kunst und Leben. Elle donnera le nom de « Jugendstil » à la révolution esthétique allemande, tandis que la française s’appellera « Art nouveau », grâce au galeriste parisien (d’origine allemande) Siegfried Bing (1838-1905). Le programme de cette revue, comme sa qualification l’indique, « hebdomadaire munichois de l’art et du style de vie », est de réformer tous les domaines de la vie (Lebensreform), comme d’autres mouvements de son époque. Les valeurs fondamentales de la société sont remises en question par l’industrialisation galopante, la surexploitation des sols et des matières premières, la destruction des sites naturels et des paysages, la pollution, l’explosion des villes avec l’entassement des populations, la paupérisation, l’injustice sociale et l’insalubrité. Une réponse potentielle à ces défis a été proposée dans les idéaux d’une cohabitation harmonieuse avec la nature et entre les humains. Cette vision globale se retrouve également dans le Gesamtkunstwerk, théorie où l’ensemble des conceptions artistiques forme un tout cohérent. Les prémices du développement durable, de la répartition équitable des richesses, de l’égalité et de la tolérance sont ainsi posés. Elles motivent les initiatives suivantes apparues à l’aube du XXe siècle. Rudolf Steiner (1861-1925) développe l‘anthroposophie dans le sens de l’intégration de l’humain dans l’univers, comme l’agriculture biodynamique pour conserver la fertilité des sols et stimuler la production des cultures. Des ligues pour la protection du patrimoine (1905) et de la nature (1909) ont été créées en Suisse. Le médecin Maximilian Bircher-Benner (1867-1939) redéfinit la diététique par les bienfaits du birchermuesli. Des restaurants végétariens naissent un peu partout : Haus Hiltl, le premier à Zurich en 1898, ou Ethos à Munich. La mode commence à devenir plus confortable et plus respectueuse du corps en abandonnant les corsets trop serrés et en concevant des coupes plus amples. Le processus de la création artistique ne se fonde dorénavant plus sur le recopiage d’œuvres du passé, de répertoires de motifs ou de la nature de manière figurative (approche naturaliste), mais sur la recherche d’un nouvel ornement plus abstrait inspiré par cette dernière (approche organique). Elle n’est plus reproduite en tant que telle, mais l’artiste la dépasse en interprétant la quintessence, le dynamisme et la vitalité de l’esprit de son mouvement. Le modèle ne peut souvent plus être reconnu du premier coup. Ces deux extrêmes, naturaliste et organique, sont à considérer comme un continuum. Cette nouvelle danse de la nature a été décrite en « coup de fouet », tant en France pour la production des périodes Art nouveau d’Hector Guimard (1867-1942)[1] qu’en Allemagne pour la tapisserie au motif de cyclamen d’Hermann Obrist (1862-1927).
Tapisserie au motif de cyclamen dessinée par Hermann Obrist et réalisée par Berthe Ruchet, vers 1895, tissu de laine (à l’origine bleue) avec broderie de soie, haut. 1,19 m, marg. 1,83 m, Münchener Stadtmuseum. Source : www.kunsthalle-muc.de. Droits réservés.
De plus, grâce aux progrès scientifiques et technologiques, la découverte de mondes nouveaux dans les fonds sous-marins et les organismes microscopiques amène de nouvelles sources d’inspiration, qu’on peut retrouver dans ce grand vase de sol, comme dans certains décors animaliers et d’inspiration sous-marine de l’immeuble du Castel Béranger d’Hector Guimard à Paris[2].
Vase de sol dessiné par un artiste inconnu et réalisé par I. Winhart & Co., München, 1906, cuivre et laiton, Münchener Stadtmuseum. Photo auteur.
En effet, Hector Guimard s’est démarqué de ses collègues français par l’approche la plus organique et la moins naturaliste, plus proche finalement de celle du Jugendstil que de l’Art nouveau. D’ailleurs, les abat-jours de Marie Herberger (1875-1963) rappellent le style Guimard. Aurait-elle vu entre autres les entourages du Métropolitain d’Hector Guimard dans le portfolio allemand Ausgeführte moderne Kunstchmiede-Arbeiten[3] ?
Marie Herberger, abat-jour en tôle de fer, c. 1905, Münchener Stadtmuseum, don Alexandra Aichberger, petite nièce de l’artiste. Photo auteur.
Le critique et historien d’art allemand Julius Meier-Graefe (1867-1935) a tissé des liens internationaux, notamment entre la France, la Belgique et l’Allemagne. La visite de la Maison d’Art La Toison d’Or et la rencontre de Henry Van de Velde (1863-1957) lors d’un voyage en compagnie de Siegfried Bing à Bruxelles au printemps 1895 a nourri les deux hommes de concepts novateurs pour chacune de leur future galerie d’art. Durant son séjour à Paris, outre ses activités d’écriture dans des revues d’art allemandes et françaises, il collabora avec Siegfried Bing au sein de La Maison de l’Art nouveau en tant que conseiller artistique en 1895, avant d’ouvrir la sienne, La Maison Moderne, de 1899 à 1905. Il y sélectionnera des artistes de toute l’Europe, comme Paul Follot (1877-1942), Henri Van de Velde, Peter Behrens (1868-1940) et Félix Vallotton (1865-1925)[4]. Paul Follot (marié à une artiste peintre allemande connue à Paris) a aussi choisi une approche plutôt organique, mais d’une facture moins extrême que celle d’Hector Guimard et du Jugendstil[5]
Le motif de sa lampe, qui se retrouve aussi sur sa couverture des Documents sur l’Art industriel au XXe siècle, trahit bien une origine naturelle, sans que toutefois une espèce spécifique puisse être formellement identifiée.
À gauche : Pied de lampe en bronze argenté, non signé, attribué à Paul Follot et abat-jour en verre, non signé, attribué à Daum, pour La Maison Moderne, 1901-1902, haut. 0,43 m. Coll. part. Photo auteur.
À droite : Documents sur l’Art industriel au XXe siècle, couverture signée de Paul Follot, édition de La Maison Moderne, 1901, haut. 0,30 m, larg. 0,21 m. Coll. part. Photo auteur.
En dernier lieu, comme Hector Guimard au début de sa carrière lors de sa période proto Art nouveau, Richard Riemerschmid (1867-1957) dans ses premiers meubles et Bernhard Pankok (1872-1943) ont revisité le style gothique dans respectivement ce buffet et cette armoire-vitrine.
À gauche : buffet dessiné par Rischard Riemerschmid et réalisé par la Möbelfabrik Wenzel Till, München, 1897, if et fer, Landesmuseum Württemberg, Stuttgart. Photo auteur.
À droite : armoire-vitrine de la salle à manger de la Villa Obrist dessinée par Bernhard Pankok et réalisée par les Vereinigte Werkstätte für Kunst im Handwerk, München, 1898-1899, chêne et verre (étagères refaites), Münchener Stadtmuseum. Photo auteur.
Ces associations entre le Jugendstil et Hector Guimard sont-elles fortuites ou le fruit d’influences délibérées ? Cette question a déjà été soulevée dans une actualité parue le site internet du Cercle Guimard[6]. L’hypothèse d’une conception quasi-simultanée y a été avancée.
Les apports d’Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879) lors de sa formation, ainsi que de Victor Horta (1861-1947) et de Paul Hankar (1859-1901) lors de son voyage à Bruxelles en été 1895 sont clairement établis pour Hector Guimard. Cependant, une connexion privilégiée avec le Jugendstil n’est pas évidente, à part les échanges d’informations au sein du réseau des galeries d’art et dans la riche littérature des arts décoratifs de l’époque. Ces derniers sont également facilités par le développement des moyens de communications et de déplacements. L’émulation artistique au tournant du siècle dernier se fonde sur les mêmes bases dans toute l’Europe, telles qu’un retour aux sources de la nature, du Moyen-Âge et du monde fantastique des contes et légendes, la découverte des arts orientaux, le concept de l’art dans tout et pour tous. Il n’est alors pas étonnant de retrouver des similitudes dans les démarches créatives entre les œuvres d’Hector Guimard et du Jugendstil. En sachant son fort caractère, ainsi que sa liberté et son indépendance d’esprit le maintenant en dehors des clivages patriotiques, il ne se gênait pas pour suivre son propre chemin, se différenciant de ses collègues français et pouvant se rapprocher stylistiquement du Jugendstil.
Michel Philippe Dietschy-Kirchner
Notes
[1] Descouturelle Frédéric : « Hector Guimard : Inventivité et économie de création par transformations, combinaisons et réutilisations de motifs décoratifs d’un matériau à l’autre, d’un produit édité à un autre », intervention lors de la journée d’études « Autour d’Hector Guimard » pour le 150e anniversaire de sa naissance, Musée des Arts décoratifs de Paris, 13 octobre 2017, https://youtu.be/QHxzlnCjP04
[2] Briaud Maréva : « Le Bestiaire fantastique et coloré du Castel Béranger » actualité publiée sur le site internet du Cercle Guimard, 12 janvier 2025.
[3] Rehme Wilhelm : Ausgeführte moderne Kunstchmiede-Arbeiten, Baumgärtner, Leipzig, 1902.
[4] Mothes Bertrand : « La Maison moderne de Julius Meier-Graefe, une galerie allemande à Paris ? » dans Les artistes et leurs galeries, Paris-Berlin, 1900-1950, tome II : Berlin, sous la direction de Denise Vernerey-Laplace et d’Hélène Ivanoff, Presses universitaires de Rouen et du Havre, Mont-Saint- Aignan, 2020, Chapitre X, pages 245-261.
[5] Sanchez Léopold Diego : Paul Follot, un artiste décorateur parisien, AAM Éditions, Bruxelles, 2020.
[6] Descouturelle, Frédéric avec la participation de Pons, Olivier : « Guimard, Riemerschmid et Thonet, une étonnante convergence pour le piètement d’une petite table », actualité publiée sur le site internet du Cercle Guimard, 14 janvier 2024.
Après un aperçu sur les maisons d’ameublement du Faubourg Saint-Antoine qu’ont été Soubrier et Épeaux, nous nous intéressons à Louis Brouhot (1869-1926), un fabricant d’une envergure modeste et sur lequel les informations sont encore restreintes. Son implication dans le style moderne a été immédiate et sincère avec un style reconnaissable entre tous et qui tranchait sur la production plus composite du Faubourg en matière d’Art nouveau. Sa fantaisie a hérissé certains chroniqueurs mais n’a pas empêché ses meubles de bien se vendre. De fait, ils se retrouvent à présent assez régulièrement sur le marché de l’art. Mais, par une étonnante pirouette de l’histoire, ils ont très majoritairement été dépossédés de leur attribution au profit d’un autre acteur du mouvement moderne que nous avons déjà rencontré dans nos articles précédents.
Louis Brouhot a probablement été formé dans l’atelier de son père Claude, Joseph Brouhot, originaire de la Haute-Saône et marié à Paris, qui était menuisier en fauteuils, installé dans le XIIe arrondissement[1]. Ses adresses de domiciliation et d’installation ont varié à de multiples reprises. En 1891, Louis Brouhot était domicilié 76 rue du Faubourg Saint-Antoine[2], en 1895, au 38 rue Faidherbe[3] ; en 1899 lors de son mariage, il habitait au 30 rue de Reuilly[4] alors que son atelier était au 31 rue de Reuilly[5]. Un an plus tard, lors de la naissance de son fils, il habitait au 14 rue de Picpus, alors que son atelier était au 15 rue de Picpus[6]. Il a conservé cette adresse professionnelle au moins jusqu’en 1905[7], avant de transférer son atelier avant 1910 à peu de distance au 161 rue du Faubourg Saint-Antoine[8].
La première mention connue de Louis Brouhot figure dans les annales du Patronage industriel des Enfants de l’Ébénisterie[9], une fondation créée sous le Second Empire au sein du Faubourg. En 1897[10], il a concouru et remporté le premier prix du premier concours de dessinateurs[11] organisé par le Patronage. À une époque où probablement très peu de meubles de style Art nouveau étaient mis en fabrication, il a su capter les codes visuels de ce style qui commençait à se répandre dans les revues spécialisées. Le fait que son dessin ait remporté le concours prouve qu’il a été présenté à un moment et au sein d’un environnement plus propice à la nouveauté que ce que l’on pensait jusqu’ ici. Le président du jury était d’ailleurs Alexandre Sandier, nommé directeur artistique de la Manufacture Nationale de Sèvres en 1897 et acquis au nouveau style[12]. Certes, sur le dessin de Brouhot, le décor mural particulièrement exubérant dissimule un peu certaines habitudes de composition héritées des styles passés, notamment sur le fauteuil et le corps bas du buffet, mais nombre des motifs décoratifs qu’il a ensuite exploités pendant quelques années sont déjà là. Le fait que Brouhot se revendique comme « dessinateur » implique qu’il a mis au premier plan son activité de créateur de modèles, contrairement à une partie des fabricants du Faubourg qui se contentaient de réaliser des copies ou d’exécuter des modèles qui leur étaient fournis
Louis Brouhot, salle à manger, dessin, premier prix du premier concours de dessinateurs du Patronage industriel des Enfants de l’Ébénisterie de 1897 (résultat en 1898). Coll. La Bonne Graine.
Après ce dessin, Brouhot semble ne plus avoir fait parler de lui pendant quelques temps. À notre connaissance et contrairement à ce que publient les notices du marché de l’art, il ne semble pas avoir participé à l’Exposition universelle de Paris en 1900, peut-être par manque de moyens. De ce fait, son nom n’a pas été associé à ceux du Faubourg qui depuis 1899 préparaient leur participation à l’Exposition avec l’ambition de rejoindre la petite cohorte des novateurs français.
La première publication d’un de ses meubles n’est intervenue qu’en 1901 où un important cabinet en érable sycomore a été exposé au salon de la Société des artistes français[13]. Il possède de nettes accointances avec le dessin du buffet de 1898, reprenant notamment les parois latérales ajourées de son corps haut et les motifs sculptés en serpentins. Au sein d’une structure encore raide posée sur six pieds, le grand panneau du volet central est traité en marqueterie avec une figure dans le style d’Alfons Mucha représentant une artiste peintre dont la tête semble émettre des rayons lumineux ou éclipser le soleil. Des motifs naturalistes, ombelles, chardons, tulipes, iris, sculptés ou marquetés complètent le reste du décor.
Louis Brouhot, cabinet exposé au salon de la SNBA en 1901, puis au Salon du mobilier en 1902. Dessin exécuté par Krieger, daté 12 sept. 1902, Revue de l’Art ancien et moderne, octobre 1902.
Ce cabinet a été à nouveau exposé l’année suivante au Salon du mobilier qui s’est tenu au Grand Palais en 1902.
Louis Brouhot, cabinet en érable sycomore exposé au premier Salon du mobilier en 1902. À gauche : portfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, pl. XXIV, Librairie spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur à Dourdan. Coll. part. À droite : état actuel avec le motif apical manquant, revue Antiquités brocante, n° 84, novembre 1996. Coll. part.
Pour ce premier Salon du mobilier auquel avait massivement participé les fabricants du Faubourg Saint-Antoine, Brouhot qui était alors installé à son compte au 15 rue de Picpus, était en compétition avec des confrères aux capacités financières supérieures à la sienne et qui pour certains, comme Mercier ou Dumas, avaient déployé des efforts très importants pour présenter des ensembles complets luxueux. Deux planches, parmi les dernières du portfolio[14] consacré aux créations de style Art nouveau présentées lors de ce salon, permettent de se faire une idée de son stand. Celui-ci, sans doute articulé en deux espaces, avait à la fois un caractère audacieux avec la menuiserie de son plafond vitré peint à l’émail et un aspect sommaire avec ses plinthes à peine dégrossies et sa décoration murale peinte d’une scène champêtre à peine esquissée.
Louis Brouhot, buffet de salle à manger et chaise en érable sycomore teinté vert et patiné, portfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, pl. XXIII, Librairie spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur à Dourdan. Coll. part.
Outre le cabinet cité plus haut, l’ensemble mobilier en sycomore teinté vert présenté était une salle à manger sur le thème de « la cuisine aux champs ». La forme générale de ces meubles était pourtant éloignée du caractère rustique et traditionnel que l’on pouvait attendre de ce thème champêtre. Au contraire, en utilisant des membrures arquées détachées des compartiments des meubles, qui jaillissent du sol puis se subdivisent en renouvelant leur force ascensionnelle pour venir soutenir des étagères, Brouhot s’insérait dans la lignée des créateurs de meubles de style art nouveau qui ont utilisé l’idée de la force de croissance des plantes pour composer leurs œuvres, idée développée parallèlement à Nancy dans le mobilier d’Eugène Vallin et dans le meilleur de celui de Louis Majorelle. Il l’a fait avec une originalité et une sincérité qui le démarquaient nettement des approximations stylistiques de la plupart de ses confrères du Faubourg et le rapprocheraient même des productions nancéiennes.
Louis Brouhot, desserte de salle à manger en érable sycomore teinté vert et patiné, portfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, pl. XXIV, Librairie spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur à Dourdan. Coll. part.
Le décor des meubles est, lui, bien en rapport avec le thème annoncé puisqu’on retrouve effectivement un chaudron fumant, des fleurs de solanée (la pomme de terre) et une grappe de raisin sur les marqueteries des panneaux centraux de la desserte et du buffet. Sur ce dernier, une touffe de chardons participe aussi à cette évocation de la campagne. Ces marqueteries, souvent cernées pour mieux faire ressortir les motifs, sont d’un dessin simple. Mais ni leur sujet, ni leur coloration n’ont emporté l’adhésion du critique d’art Henry Harvard[15] qui, dans le compte rendu de l’exposition publié dans la Revue de l’Art ancien et moderne, après avoir condamné la tendance aux meubles multifonctionnels, s’est attaqué au mobilier de Brouhot, lui reprochant son caractère illustratif et symboliste, une mode qu’on avait bien voulu tolérer chez les nancéiens quelques années plus tôt, mais qui commençait à lasser.
Louis Brouhot, détail du panneau central du buffet de salle à manger, portfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, pl. XXIII, Librairie spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur à Dourdan. Coll. part.
C’est à nouveau la fleur de pomme de terre qui est sculptée au niveau du pied central de ces deux meubles et qui est probablement également présente sous forme de boutons floraux en partie supérieure.
Louis Brouhot, desserte en érable sycomore teinté vert et patiné (détail), portfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, pl. XXIV, Librairie spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur à Dourdan. Coll. part.
D’autres éléments décoratifs méritent d’être signalés comme les montants qui semblent être ligaturés par des lianes.
Louis Brouhot, table de salle à manger en érable sycomore, teinté vert et patiné (détail), portfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, pl. XXIV, Librairie spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur à Dourdan. Coll. part.
Pour les sièges accompagnant cette salle à manger, Brouhot a repris une disposition des pieds qui était fréquente au XVIIIe siècle pour les sièges de bureau et qui permet de disposer commodément ses jambes de part et d’autre du pied central. Comme on peut le voir sur les pieds du fauteuil ci-dessous, la teinture verte appliquée sur le sycomore prend l’aspect de coulures.
Louis Brouhot, fauteuil en érable sycomore, teinté vert et patiné, portfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, pl. XXIII, Librairie spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur à Dourdan. Coll. part.
Louis Brouhot, fauteuil et chaises, modèles présentés au premier Salon du Mobilier en 1902. Vente Ader, 03 décembre 2012, lot 101. Phot Ader, droits réservés.
Des lignes aux directions changeantes, comme capricieuses, accompagnent la structure des meubles. Certaines sont en bois sculpté, d’autres sont des fils de laiton torsadés annexés à des plaques de laiton découpées et mises en forme.
Louis Brouhot, table à thé en érable sycomore, modèle présenté au Salon du Mobilier de 1902. Coll. Robert Zéhil. Photo Robert Zéhil gallery.
Louis Brouhot, détail d’un buffet, vente Denis Herbette à Doullens 17 juillet 2014. Photo maison de vente Denis Herbette, droits réservés.
Ces parties métalliques, peu communes dans le mobilier moderne, ont peut-être été inspirées par le mobilier du hongrois Sandor Buchwald présenté à l’Exposition Universelle de Paris en 1900, entièrement composé de panneaux de cuivre et de fils de laiton aux enroulements et inflexions semblables à ceux de Brouhot.
Meubles de Sandor Buchwald présentés à l’Exposition universelle de Paris 1900, cuivre jaune poli et panneaux décoratifs en cuivre rouge, portfolio Meubles de style moderne Exposition Universelle de 1900, pl. 32, Théodore Lambert architecte, Charles Schmid éditeur, s.d. Coll. part.
Elles sont devenues pendant quelques années l’une des caractéristiques de son mobilier, permettant de l’identifier à coup sûr, comme c’est le cas avec cette sellette-vitrine.
Louis Brouhot, sellette-vitrine en érable sycomore, haut. 1,45 m, larg. 0,45 m, prof. 0,45 m, Antiquités Art Nouveau à Nancy. Photo Antiquités Art Nouveau, droits réservés.
On la retrouve sur une publicité de Brouhot, visible sur le dessin que tient une figure féminine peignant, proche de celle du cabinet de 1901. On remarque à cette occasion que la qualification d’Art nouveau de cette production est clairement revendiquée.
Publicité parue dans le catalogue officiel du Salon des Industries du Mobilier 1902. Coll. part.
D’autres détails décoratifs itératifs peuvent encore être relevés, comme le motif apical du cabinet de 1901 — probablement une fleur de chardon — qui a été repris et transformé sur de nombreux meubles,
Louis Brouhot, motif apical du lit d’une chambre à coucher en érable sycomore, vente Chenu-Scrive-Bérard à Lyon 4 novembre 2003, lots n° 103. Photos Chenu-Scrive-Bérard, droits réservés.
ou la fine planche cintrée et plaquée, présente sur de nombreux bureaux de dames, chevets de lit, tables à thé et armoires. Elle est le plus souvent en rouleau, parfois en ogive.
Louis Brouhot, bureau de dame, vente de Baecque, 9 avril 2011, lot 78. Photo de Baecque, droits réservés.
Pendant plusieurs années, Brouhot a développé cette ligne de mobilier et ce type de décor sculpté ou marqueté. Comme la plupart des fabricants, il a produit des meubles luxueux, comme ceux présentés au second Salon du Mobilier de 1905,
Louis Brouhot, armoire et lit de chambre à coucher, portfolio du Salon du Mobilier de 1905. Coll. part.
et parallèlement, de nombreuses déclinaisons à bon marché où les décors sont très simplifiés mais —signe de l’existence d’un style bien personnel — où les lignes restent reconnaissables.
Louis Brouhot, détail d’un dossier de lit, d’un mobilier de chambre à coucher en érable sycomore, vente Layon & associés, Bordeaux, 110 décembre 2021, lot n° 176. Photo Layon & associés, droits réservés.
Parallèlement à cette simplification des structures et des décors que nécessitait l’édition de mobilier à bon marché, la tendance générale qui s’exprimait à partir de 1905 était celle d’un « retour à l’ordre ». Il s’est traduit chez certains fabricants par un abandon pur et simple de l’Art nouveau et chez d’autres, plus capables d’adaptation, par l’évolution vers le futur style Art déco où la géométrisation était privilégiée. La première tendance est manifeste sur la table, le buffet et les chaises présentés au troisième Salon du mobilier en 1908 où sur une structure rigidifiée, des motifs néo-Louis XVI voisinent avec des détails naturalistes.
Louis Brouhot, buffet du stand présenté au troisième Salon du mobilier en 1908. Portfolio du Salon du mobilier au Grand Palais, pl. 149, 1908. Coll. part.
Signe qu’ils continuaient à se vendre, sur le même stand, Brouhot continuait à présenter certains de ses meubles datant de 1902 : sellette, desserte et table à thé.
Louis Brouhot, stand présenté au troisième Salon du mobilier en 1908. Portfolio du Salon du mobilier au Grand Palais, pl. 148, 1908. Coll. part.
Nous ne connaissons pas l’évolution ultérieure de son style et en particulier s’il a continué à suivre les tendances modernes. Son décès précoce en 1926, un an après l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes, ne semble pas lui avoir permis de s’affirmer dans ce nouveau style. Grâce aux archives du Patronage industriel des Enfants de l’Ébénisterie, nous savons que, comme d’autres patrons du Faubourg, parallèlement à son activité de fabricant, il s’est investi dans la vie associative en devenant rapidement conseiller du Patronage et membre régulier des jurys de ses concours professionnels, puis qu’il est devenu membre du bureau du Patronage en 1913.
Lors des recherches effectuées pour préparer cet article, il est apparu que du mobilier visiblement dessiné ou même exécuté par Brouhot avait été commercialisé par d’autres fabricants. C’est sans doute le cas d’un modèle assez simple de chambre à coucher qui figure dans un registre de dessins de la maison Soubrier, sans qu’il soit fait mention de son origine. Ce registre étant daté 1900-1901, cela pourrait signifier que Brouhot a pu tout simplement vendre un dessin à Soubrier qui l’aurait fait exécuter dans ses propres ateliers, sans que cela implique que Brouhot n’ait alors pas été en mesure de produire lui-même ce type de meubles. Mais nous n’excluons pas une autre possibilité, celle d’une copie pure et simple du style de Brouhot par la maison Soubrier qui s’est s’illustrée par des emprunts très visibles à d’autres créateurs modernes.
Maison Soubrier, armoire à glace, 1900-1901, dessin à la plume 5694, Soub 37, composition 24, Fonds Soubrier, bibliothèque du musée des Arts Décoratifs. Photo Michèle Mariez.
Il existe d’autres exemples d’alliances entre fabricants puisque nous connaissons au moins deux exemples de salle à manger de Brouhot qui ont reçu des étiquettes d’autres fabricants. C’est le cas de deux salles à manger dont l’une est conservée au Musée des arts décoratifs de Prague (cf. plus bas). Toutes deux portent au dos une étiquette « Mercier Frères », une des plus importantes maisons du Faubourg.
Louis Brouhot, buffet de salle à manger, au dos étiquette Mercier Frères. Coll. part. Photo site Artnet, droits réservés.
Quant à l’une des deux chambres à coucher qui figuraient au sein de feu le Musée Maxim’s, elle portait une étiquette « A. Bastet » un fabricant, décorateur et revendeur lyonnais[16]
Louis Brouhot, une des deux chambres à coucher du musée Maxim’s. Photo musée Maxim’s, droits réservés.
Étiquette A. Bastet, 3 et 5 rue du Président Carnot, Lyon, au dos de l’armoire de l’une des deux chambres à coucher du musée Maxim’s. Photo musée Maxim’s, droits réservés.
Il y a peu de chance pour que ces transferts de fabrication ou de diffusion aient été propres à Brouhot. Au contraire, il est plus probable qu’ils étaient monnaie courante au sein du Faubourg et au-delà et que c’est notre connaissance encore partielle de ce milieu qui nous les ait fait ignorer.
En dehors des caractéristiques propres à son style, le mobilier de Louis Brouhot a une autre particularité, assez unique, celle d’avoir été majoritairement publié et vendu pendant un bon demi-siècle sous le nom d’autres acteurs du mouvement Art nouveau. La confusion a commencé avec le livre consacré à l’Art nouveau que le commissaire-priseur Maurice Rheims a publié en 1965 où une armoire à glace de Brouhot, à la silhouette dérivée du cabinet de 1901, était attribuée à Eugène Grasset[17] dont les productions pour la décoration intérieure n’ont pourtant rien à voir avec le style de Brouhot.
Louis Brouhot, armoire à glace, coll. Brockstedt, Hambourg, publiée dans Rheims, Maurice, L’Art 1900 ou le style Jules Verne, notice 299, attribuée à Eugène Grasset.
Cette armoire, est sans doute celle qui est à présent exposée (avec le lit et la table de chevet de la chambre dont elle fait partie) au Bröhan Museum à Berlin. Dans une vidéo récemment publiée sur YouTube, le musée attribue d’ailleurs toujours cette chambre à Eugène Grasset.
Chambre à coucher de Louis Brouhot au Bröhan Museum à Berlin, attribuée à Eugène Grasset. Capture d’écran extraite d’une video YouTube.
Chambre à coucher de Louis Brouhot au Bröhan Museum à Berlin, attribuée à Eugène Grasset. Capture d’écran extraite d’une video YouTube.
Mais l’erreur la plus répandue a été l’attribution du mobilier de Brouhot à Léon Bénouville[18]. Ingénieur centralien, architecte diocésain, disciple d’Anatole de Baudot et également créateur de mobilier, Bénouville avait pourtant un style radicalement différent de celui de Brouhot et il est hautement improbable que lui et Brouhot aient jamais collaboré. Mais, illustration de la compétence toute relative des experts exerçant alors dans le domaine de l’Art nouveau à la fin du XXe siècle, le simple rapprochement des initiales de ces deux créateurs a suffi à créer cet amalgame. En effet, les meubles de Louis Brouhot ne portent pas de signature lisible mais seulement des initiales LB (ou parfois BL) ainsi que des numéros de modèles marqués au pochoir sur leur face postérieure.
Louis Brouhot, face arrière d’une desserte, vente Denis Herbette à Doullens 17 juillet 2014. Photo maison de vente Denis Herbette, droits réservés.
Cette attribution abusive à Bénouville du mobilier de Brouhot est passée dans les catalogues de ventes et même dans certains catalogues d’exposition[19].
Louis Brouhot, fauteuil, présenté sous le nom de Léon Bénouville à l’exposition Le XVIe arrondissement mécène de l’Art nouveau, à Paris, Beauvais et Bruxelles en 1984, n° 107. Photo droits réservés.
Nous pensons avoir été le premier à signaler cette erreur dans un article paru en 1992[20] dans la revue des Amis du musée de l’École de Nancy et longtemps resté sans retentissement notable.
Louis Brouhot, mobilier de chambre à coucher, vente Chenu-Scrive-Bérard à Lyon 4 novembre 2003, expert Thierry Roche, lots n° 102 (chaise) et n° 103 (lit, armoire, chevet), attribués à Bénouville. Photos Chenu-Scrive-Bérard, droits réservés.
Bien entendu, les meubles de Brouhot ont aussi été donnés au nancéien Louis Majorelle à qui le marché de l’art a attribué pendant des décennies de nombreux meubles de style Art nouveau non signés. C’est le cas de la salle à manger que possède depuis 1966 le Musée des arts décoratif de Prague[21], en dépit de l’absence de signature de Majorelle et même de la présence au dos d’une étiquette « Mercier Frères ».
Louis Brouhot, buffet de salle à manger, vers 1902, haut. 2,36 m, larg. 1,45 m, prof. 0,56 m, coll. Musée des arts décoratif de Prague, n° 70 369, attribué à Louis Majorelle.
Louis Brouhot, desserte de salle à manger, vers 1902, haut. 1,90 m, larg. 1,20 m, prof. 0,48 m, coll. Musée des arts décoratif de Prague, n° 70 370, attribuée à Louis Majorelle.
Ce n’est que ces dernières années que le marché de l’art dont l’expertise est maintenant dévolue à une nouvelle génération bien mieux formée, a commencé à revenir à des attributions correctes.
Louis Brouhot, buffet de salle à manger, vente Hôtel des ventes de Nimes Françoise Kusel et Pierre Champion, 14 mars 2020, lot 391, bien identifié comme Louis Brouhot par l’expert. Photo Gazette de l’hôtel Drouot, droits réservés.
Même si, de façon curieuse, certains experts, tout en signalant l’ancienne erreur et en proclamant qu’« il aura fallu près d’un siècle pour qu’enfin [Brouhot] reprenne la place qui lui revient » continuent tout de même, soit par sécurité, soit par déférence envers leurs devanciers, à donner l’attribution à « Brouhot ou Bénouville ».
Louis Brouhot, dessus d’une petite table marquetée, monogrammée « LB », attribuée à « Brouhot ou Bénouville ». Vente Marie Saint-Germain, Drouot, 25/06/24, lot 332, haut. 0,745 m, larg. 0,5 m, prof. 0,395 m. Droits réservés.
En dehors des ventes aux enchères, les occasions d’examiner en France du mobilier de Brouhot ne sont pas nombreuses. Si le plus bel exemple d’ensemble conservé en collection publique est à Prague (cf. plus haut), depuis la fermeture en 2017 du musée Maxim’s qui faisait la part belle au mobilier Art nouveau du Faubourg, on peut encore voir un cadre de glace de Brouhot à l’accueil d’un hôtel de l’avenue Victoria, et, en dehors de Paris, une chambre au sein de la collection Perrier-Jouët à Épernay.
Louis Brouhot, chambre à coucher. Le chevet à droite n’est pas de Brouhot. Coll. Perrier-Jouët. Photo F. D.
Louis Brouhot, chambre à coucher. Coll. Perrier-Jouët. Photo F. D.
Il arrive également que l’on croise du mobilier de Brouhot dans des films, plutôt anciens à présent, tel Le Viager, tourné en 1972. Les décorateurs de cinéma ou de télévision ont visiblement eu à leur disposition pendant des décennies de tels meubles incarnant parfaitement un intérieur petit-bourgeois démodé.
Jean-Pierre Darras (Émile Galipeau) et Rosy Varte (Elvire Galipeau) dans le film Le Viager, réalisé par Pierre Tchernia, scénario de Pierre Tchernia et René Goscinny, 1972. Photogramme YouTube-Le Monde du Cinéma, https://www.youtube.com/watch?v=C7RLTD1ht3A
Frédéric Descouturelle
Nous remercions Mme Lucie Teneur du CFA La Bonne Graine qui nous a fourni des renseignements sur l’implication de Louis Brouhot au sein du Patronage des Enfants de l’Ébénisterie, ainsi que Fabrice Kunégel qui s’est intéressé avec nous à Louis Brouhot dans les années 1990. Il nous a fourni plusieurs documents, ainsi que les renseignements généalogiques obtenus auprès de la famille de Brouhot. Merci également à Michèle Mariez qui nous a fourni un dessin provenant des archives de la maison Soubrier.
Notes
[1] Cette famille avec cinq enfants dont trois garçons était fortement insérée dans le milieu du meuble puisqu’à la naissance de Louis Brouhot, l’un des témoins était son grand-père maternel, monteur en bronzes, domicilié rue Bécarria, et l’autre témoin était menuisier en fauteuil. D’autres Brouhot ont également été retrouvés : Constantin Brouhot, cousin du père de Louis Brouhot, menuisier domicilié 98 rue Oberkampf en 1868 ; Jules Brouhot, frère de Louis Brouhot et qui a également participé aux concours du Patronage industriel des Enfants de l’Ébénisterie ; Édouard Brouhot, sculpteur domicilié 23 rue Voltaire en 1914. Ce dernier est peut-être le sculpteur du nom de Brouhot installé au 81-83 rue du Faubourg Saint-Antoine, retrouvé dans les almanachs du commerce de Paris.
[2] Liste électorale, 1891.
[3] Information transmise par le CFA de La Bonne Graine – école d’ameublement de Paris. Cette adresse peut aussi avoir été celle d’un ascendant de Louis Brouhot.
[4] Contrat de mariage du 7 juin 1899 par Me Robin à Paris
[5] Annuaire-Almanach du Commerce de l’Industrie de la Magistrature de l’Administration de Paris.
[6] Adresse portée sur les planches du portfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902.
[7] Annuaire-Almanach du Commerce de l’Industrie de la Magistrature de l’Administration de Paris.
[8] Annuaire-Almanach du Commerce de l’Industrie de la Magistrature de l’Administration de Paris.
[9] Le Patronage industriel des enfants de l’Ébénisterie a été fondé en 1866 par Henri Lemoine sous le nom de Patronage des enfants de l’Ébénisterie, dans le but pour d’organiser l’apprentissage dans les industries de l’ameublement. Elle est aujourd’hui connue sous le nom d’École d’Ameublement de Paris – La Bonne Graine, au 200 bis, boulevard Voltaire à Paris. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Chambre_d%27apprentissage_des_industries_de_l%27ameublement. Voir également notre article sur Vincent Épeaux au Faubourg Saint-Antoine.
[10] Le concours a vraisemblablement eu lieu en 1897 et ses résultats ont été proclamés en 1898, date qui figure sur le document de La Bonne Graine. Source : ibid.
[11] Ce concours ouvert à tous comportait deux épreuves : une étude libre d’ensemble d’un sujet, et une étude sur place d’un sujet restreint en lien avec le sujet principal en cinq heures et sans communication extérieure. Source ibid.
[12] L’année suivante, le président du concours était Frantz Jourdain, ami de Guimard et l’un des principaux soutiens de l’émergence de l’Art nouveau en France. D’autres personnalités liées au style Art nouveau ont également présidé ce concours : Charles Génuys en 1900, Eugène Grasset en 1905. Source ibid.
[13] La seule source actuellement retrouvée concernant cette participation au salon de la SAF est dans le livre Paris Salons d’Alastair Duncan. Malheureusement, l’origine des photographies reproduites dans cette série d’ouvrages n’est pas précisée.
[14] Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, pl. XII, Librairie spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur à Dourdan. Coll. part.
[15] « Encore doit-on savoir gré à M. Louis Malard d’avoir résisté à l’endémique attraction de la xylopolychromie, fort en honneur auprès de certains novateurs et dont M. Brouhot expose des spécimens aussi troublants qu’étranges. Il nous est impossible en effet de trouver le moindre charme à ses mosaïques de bois colorés teints ou « naïfs », exprimant dans des tonalités heurtées une flore conventionnelle, se détachant sur des levers de lune fuligineux ou sur la rutilance des couchers de soleil, ou encore nous montrant, en des paysages élégiaques, la rêverie de vierges grêles, échevelées, figurant des allégories symboliques. Ce n’est plus l’histoire romaine mise en madrigaux, comme rêvait de l’écrire le Mascarille des Précieuses ridicules. C’est la Nature et la Poésie traduite en tables de nuit, en cabinets, en servantes, en armoires à bijoux. » Henry Harvard, La Revue de l’Art ancien et moderne, oct. 1902, p. 260, à propos de l’Exposition des Industries du Mobilier au Grand Palais à Paris en 1902.
[16] Cette étiquette a entraîné pendant quelques années une fausse attribution de la chambre à coucher à ce fabricant lyonnais.
[17] RHEIMS, Maurice, L’Art 1900 ou le style Jules Verne, notice 299, Arts et Métiers graphiques, 1965.
[18] Cf. les articles publiés en 2024 sur notre site internet : Le Faubourg Saint-Antoine et l’Art nouveau (1895-1905) – Troisième partie : vers le mobilier « à bon marché » et Encore des chats !
[19] RHEIMS, Maurice, L’Art 1900 ou le style Jules Verne, Arts et Métiers Graphiques, 1965.
VIGNE, Georges, Le XVIe arrondissement mécène de l’Art nouveau, catalogue de l’exposition qui s’est tenue successivement à Paris, Beauvais et Bruxelles en 1984, n° 107, p. 7, Délégation à l’Action artistique de la Ville de Paris, 1984.
L’Art nouveau La Révolution décorative, Pinacothèque de Paris – Skira, exposition 18 avril – 8 septembre 2013., p. 58, table à thé.
[20] DESCOUTURELLE, Frédéric, « Léon Bénouville – Louis Brouhot, confusion entre deux créateurs de mobilier parisiens », Arts Nouveaux, revue de l’Association des Amis du Musée de l’École de Nancy, n° 8, 1992.
[21] Cette salle à manger a été achetée en 1966 par le Musée des arts décoratifs de Prague à la famille pragoise Grégr qui l’aurait acquise lors de l’Exposition universelle de 1900 à Paris. Vital Art Nouveau 1900, catalogue de l’exposition au Musée des Arts Décoratifs de Prague, p. 230-232, U(P)M, Arbor Vitae, 2013.
Dans le cadre de l’Année Guimard organisée par la Ville de Paris, le Cercle Guimard a collaboré avec les Archives de Paris pour la tenue d’une exposition thématique Guimard, Architectures parisiennes du 20 septembre au 21 décembre.
À quelques jours de l’ouverture, nous avons le plaisir de faire part à nos lecteurs de l’affiche qui accompagne l’exposition.
Le journal de l’exposition, rédigé par nos soins et édité par les Archives de Paris, prend la forme de nos précédentes publications de ce genre : deux feuilles de papier fort A2 pliées, soit huit grandes pages de textes et d’illustrations consacrées aux thèmes abordés dans les vitrines. Il sera disponible sur place aux Archives de Paris. Nous l’offrirons aussi à nos adhérents lors de notre AG du 10 octobre ou par courrier.
Première page du journal de l’exposition.
Les plans liés aux permis de construire déposés par Guimard feront bien entendu partie des points forts de l’exposition mais le public sera surpris par la variété des documents présentés, pour certains inédits.
Portail de la façade sur rue du Castel Béranger. Comparatif entre le premier plan déposé par Guimard en 1895 (Archives de Paris, 1Fi 51) et le portail effectivement construit (photo Laurence Benoist).
Des membres du Cercle Guimard seront présents tout au long du week-end des 21 et 22 septembre, coïncidant avec la nouvelle édition des Journées européennes du patrimoine, puis ponctuellement jusqu’à la fin de l’année.
Nous serons ravis de vous y retrouver pour vous faire découvrir l’exposition au cœur de cette institution si précieuse pour tous les chercheurs !
Le bureau du Cercle Guimard
Vous pouvez recevoir les objets par colis ou vous déplacer au domicile de Frédéric Descouturelle, secrétaire de l'association.
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Prix du transport en sus.
Actuellement, seul le règlement par chèque est possible. Les chèques seront à libeller au nom de : « Le Cercle Guimard ».
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Se déplacer au domicile de notre trésorier, à Montreuil (métro Robespierre).
Vous pouvez prendre rendez-vous par courriel pour venir un vendredi après-midi ou un samedi matin. Dans ce cas, le règlement en espèces est possible.
Vous pouvez réaliser un règlement unique comprenant l’achat et la cotisation.