Le Cercle Guimard vous propose deux nouvelles visites guidées pour ce mois d’octobre :
La synagogue de la rue Pavée, Hector Guimard, photographie de Maximilien Pascaud.
Vestibule du Castel Béranger, vue vers la rue. Photo Appoline Jarroux.
Les visites guidées sont au tarif unique de 20 euros par personne.
Merci de cliquer sur l’horaire qui vous convient :
Date / Heure | Événement | Places disponibles |
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sam 13/09/2025 / 14:00 | Hector Guimard, architecte d'art | 0 |
Dans le cadre de l’Année Guimard organisée par la Ville de Paris, le Cercle Guimard a collaboré avec les Archives de Paris pour la tenue d’une exposition thématique Guimard, Architectures parisiennes du 20 septembre au 21 décembre.
À quelques jours de l’ouverture, nous avons le plaisir de faire part à nos lecteurs de l’affiche qui accompagne l’exposition.
Le journal de l’exposition, rédigé par nos soins et édité par les Archives de Paris, prend la forme de nos précédentes publications de ce genre : deux feuilles de papier fort A2 pliées, soit huit grandes pages de textes et d’illustrations consacrées aux thèmes abordés dans les vitrines. Il sera disponible sur place aux Archives de Paris. Nous l’offrirons aussi à nos adhérents lors de notre AG du 10 octobre ou par courrier.
Première page du journal de l’exposition.
Les plans liés aux permis de construire déposés par Guimard feront bien entendu partie des points forts de l’exposition mais le public sera surpris par la variété des documents présentés, pour certains inédits.
Portail de la façade sur rue du Castel Béranger. Comparatif entre le premier plan déposé par Guimard en 1895 (Archives de Paris, 1Fi 51) et le portail effectivement construit (photo Laurence Benoist).
Des membres du Cercle Guimard seront présents tout au long du week-end des 21 et 22 septembre, coïncidant avec la nouvelle édition des Journées européennes du patrimoine, puis ponctuellement jusqu’à la fin de l’année.
Nous serons ravis de vous y retrouver pour vous faire découvrir l’exposition au cœur de cette institution si précieuse pour tous les chercheurs !
Le bureau du Cercle Guimard
L’Assemblée Générale Ordinaire et Extraordinaire du Cercle Guimard aura lieu le jeudi 10 octobre 2024 de 18h 30 à 20h 30, à la mairie du XVIe arrondissement, salle des Commissions (71 av. Henri-Martin – métro 9, rue de la Pompe ou RER C, Henri-Martin).
L’Assemblée Générale est un moment important de la vie de notre association et cette année nous prévoyons de retrouver nos adhérents à l’issue de l’AG pour un moment convivial autour d’un verre.
Au cours de l’AG, nous présenterons le rapport du Président, les comptes de l’association, renouvellerons une partie du Conseil d’administration et proposerons d’y intégrer de nouveaux membres. Nous vous proposerons également de modifier les statuts de l’association pour une gestion plus fluide. Enfin nous vous informerons sur les projets en cours, notamment sur l’exposition organisée aux Archives de Paris. Les adhérents présents se verront remettre le journal de l’exposition.
Nous proposerons également une mini-conférence portant sur la restauration d’un rétrécis de cheminée en lave émaillée de Guimard.
Nos adhérents recevront une convocation par courriel pour cette AG selon les conditions prévues par nos statuts.
Si vous n’êtes pas à jour de la cotisation 2024 ou si vous souhaitez adhérer avant la réunion et voter, il est encore temps d’adhérer pour l’année en cours.
Nous vous rappelons que, conformément aux dispositions des statuts de l’association, le droit de voter à l’assemblée est réservé aux seuls membres à jour de leur cotisation à la date de la réunion. Vous pouvez adhérer en ligne ou par courrier (plus d’information).
Nous vous attendons nombreux et, comme à chaque fois, enthousiastes !
Très cordialement,
Le bureau du Cercle Guimard
Après avoir présenté l’émergence du style art nouveau au sein du Faubourg Saint-Antoine, puis l’attitude vis-à vis de ce courant moderne de la maison Soubrier, l’une des maisons les plus anciennes et les plus caractéristiques du Faubourg, nous allons aborder, dans cet article et dans le suivant, la production de deux maisons, nouvelles dans le faubourg à la fin du XIXe siècle et qui ont illustré ce style chacune à leur façon, mais toutes deux précocement.
Né en 1862, à Anché dans la Vienne d’où est originaire sa famille, Vincent Épeaux s’est marié en 1891 avec Marthe Jacquelin[1]. L’année suivante, alors qu’il était dessinateur en mobilier, il demeurait au 100 avenue des Ternes dans le XVIIe arrondissement de Paris[2]. Il n’était donc pas le successeur d’une maison de production familiale implantée dans le Faubourg, ni même ailleurs dans Paris car son nom, inexistant auparavant dans l’Almanach du Commerce à Paris, n’y est apparu qu’en 1894[3]. Compte tenu des délais de fabrication de ces annuaires, le début de son activité en tant qu’ébéniste indépendant se situe donc en 1893, c’est-à-dire à l’âge de 31 ans. Sa nouvelle adresse, au 81-83 avenue Ledru-Rollin (à proximité de la rue du Faubourg Saint-Antoine) est restée identique tout au long de sa carrière, signe qu’il y était commodément installé. Il s’agit d’un grand immeuble post-haussmannien cossu, nouvellement construit en 1892.
81-83 avenue Ledru-Rollin, architecte Augustin Latour, 1892. Photo F. D.
Cette installation dans le neuf est plutôt en faveur de la création d’une entreprise et non d’une succession. Cependant, sur la couverture du catalogue édité vers 1913, Épeaux revendiquait la direction d’une maison fondée en 1872, sans plus de précision[4].
Son atelier occupait l’un des emplacements dans la longue cour qui communique à l’arrière avec le 18 rue Saint-Nicolas[5].
Cour du 81-83 avenue Ledru-Rollin, architecte Augustin Latour, 1892. Au fond, la cour communique avec le 18 rue Saint-Nicolas. Photo F. D.
D’autres professionnels du bois et de la décoration y occupaient les autres ateliers : ébénistes[6], miroitier, doreur, fabricant de jouets, de toilettes, de cannage, etc., toutes professions qui se retrouvaient d’ailleurs dans chaque immeuble du quartier. S’il a probablement logé avec sa famille dans l’un des nombreux appartements sur rue ou sur cour, il est peu probable qu’Épeaux ait initialement loué l’un des deux magasins sur rue. Celui du 81 avenue Ledru-Rollin a pu être occupé par H. Aubenet, un décorateur d’appartement, et celui du 83 l’était par la Brasserie de la Poste.
Les annonces publiées dans l’Almanach commercial de Paris étaient réduites au strict nécessaire puisqu’Épeaux s’abstenait de figurer dans la rubrique « ébéniste » et « fabricant de meubles sculptés » comme le faisaient des maisons plus importantes (Mercier, Pérol, Krieger) qui y publiaient de petits encarts. Cette notion, jointe au fait qu’il s’agissait d’une création, désignent l’entreprise d’Épeaux comme une petite unité de production qui comptait initialement sans doute moins d’une dizaine d’employés.
Vincent Épeaux aurait pu faire évoluer son entreprise comme tant d’autres au Faubourg Saint-Antoine dont il n’est resté que peu de traces, mais il a choisi de s’intéresser à l’émergence de l’Art nouveau. Sans doute sa formation de dessinateur en mobilier a-t-elle pu le mettre en contact avec quelques personnalités novatrices et le sensibiliser aux évolutions en cours. Nous ne connaissons pas ses premières réalisations dans ce style, mais elles ont dû exister car sa participation à l’Exposition universelle de 1900 n’a pas pu se réaliser sans être précédée par d’autres meubles où la volonté de modernité avait pu s’afficher. Parmi ces hypothétiques meubles, nous serions tentés d’y inclure le buffet ci-dessous. Son image, parue tardivement en 1921, le donne pourtant comme ayant été créé en 1903, alors que son allure à la fois moderne et néo-Renaissance assez malhabile le différencie nettement du mobilier d’Épeaux après 1900.
Buffet à panneaux en cuir repoussé par Vincent Épeaux. La Renaissance de l’art français et des industries de luxe, déc. 1921, p. 614. Source Gallica.
À l’Exposition, la classe 69, celle des « meubles à bon marché et des meubles de luxe » était installée au rez-de-chaussée du palais médian de l’Esplanade des Invalides, du côté de l’avenue de Constantine. Des portiques divisaient l’espace en salles et, pour éviter les banales juxtapositions de meubles, chaque exposant pouvait disposer d’un ou plusieurs salons sur estrade, ouverts du côté de la circulation du public[7]. Les styles classiques y côtoyaient le style moderne. Épeaux a donc décidé d’y faire un coup d’éclat en y présentant une grande salle à manger complète en acajou comprenant une table et un nombre indéterminé de chaises (en règle douze), un buffet, une desserte, un argentier et une cheminée, le tout sur le thème de la fleur du pommier. C’est aussi sur ce thème qu’il a fait confectionner une carte sur laquelle les cercles, en haut au centre, sont en attente des médailles à glaner.
Carte professionnelle de Vincent Épeaux, imprimée vers 1900. Coll. part.
Cet ensemble copieux et d’une très belle finition lui a valu une médaille d’argent, mais malgré cette distinction, nous ne disposons pas pour l’instant de bonnes photographies prises à cette occasion. Les grandes revues qui se consacraient à l’art décoratif l’ont ignoré et c’est à peine si sa table a été publiée dans la Gazette des Beaux-Arts en 1901[8].
Table de la salle à manger de Vincent Épeaux présentée à l’Exposition universelle de 1900. La Gazette des Beaux-Arts, 1901, p. 141. Reproduit dans Duncan, Paris Salons, p. 181, sans indication de la provenance, avec une erreur dans la légende.
Le portfolio Meubles de style moderne Exposition universelle de 1900[9] l’a également négligé. En fait, nous ne la connaissons vraiment que par les éléments qui sont parvenus jusqu’à nous, et en particulier lorsqu’elle est partiellement réapparue à New York en 1988 dans une galerie[10].
Salle à manger par Vincent Épeaux présentée à l’Exposition universelle de 1900, L’Estampille, février 1988.
Desserte de la salle à manger par Vincent Épeaux présentée à l’Exposition universelle de 1900, L’Estampille, février 1988.
Elle était alors incomplète car si le buffet, la desserte, la table et l’argentier étaient présents, il manquait la cheminée. Quant aux chaises qui accompagnaient l’ensemble, elles étaient d’une teinte de bois un peu différente et surtout d’un motif décoratif autre. En fait, il s’agissait d’un modèle de la maison Devouge & Colosiez[11], probablement diffusé à partir de 1902, que l’antiquaire américain avait utilisé pour compléter dignement la salle à manger.
Chaise Devouge & Colosiez, présentée au sein d’un groupe de chaises du même fabricant, porfolio relié Le Salon des Industries du Mobilier, 1902, pl. 150. Armand Guérinet éditeur. Coll. part.
Les véritables chaises de la salle à manger d’Épeaux étaient très probablement fort différentes, d’une essence et surtout d’un décor aux fleurs de pommier en rapport avec l’ensemble. Nous n’en connaissons qu’un exemplaire, longtemps resté en collection privée et qui n’est repassé que récemment en vente publique.
Dossier d’une chaise ayant probablement appartenu à la salle à manger de Vincent Épeaux présentée à l’Exposition universelle de 1900, velours brodé. Coll. part. Photo Fabrice Kunégel.
Chaise ayant probablement appartenu à la salle à manger de Vincent Épeaux présentée à l’Exposition universelle de 1900, assise et dossier couverts en velours brodé, haut 94 cm. Vente Alexandre Landre, Nancy, 21 avril 2024, lot n° 201. Photo Alexandre Landre.
Peu après sa présentation en galerie, la salle à manger (avec les chaises de Devouge & Colosiez) a été mise en vente chez Christie’s à New York en 1990[12], puis 25 ans plus tard en 2015 chez Sotheby’s, toujours à New York[13]. À ces occasions, ses éléments ont de nouveau été photographiés et ont été séparés lors de la seconde vente.
Buffet de la salle à manger de Vincent Épeaux présentée à l’Exposition universelle de 1900. Vente New York Christie’s, 24 mars 1990, haut. 3 m, larg. 2 m, prof. 0,65 m.
Le buffet est à présent dans les réserves du Wolfsonnian museum à Miami Beach en Floride.
Buffet de la salle à manger de Vincent Épeaux présentée à l’Exposition universelle de 1900, The Wolfsonnian museum, Miami Beach. Photo Nicholas Christodoulidis.
L’argentier fait à présent partie de collection de la galerie Zéhil à Monaco.
Argentier de la salle à manger de Vincent Épeaux présentée à l’Exposition universelle de 1900. Vente Christie’s New York, 24 mars 1990, haut. 2,58 m, larg. 1,47 m, prof. 0,48 m
Pied gauche de l’argentier de la salle à manger de Vincent Épeaux présentée à l’Exposition universelle de 1900. Coll. et photo galerie Robert Zéhil à Monaco.
Panneau central de l’argentier de la salle à manger de Vincent Épeaux présentée à l’Exposition universelle de 1900. Coll. et photo galerie Robert Zéhil à Monaco.
La table est à présent dans une grande collection privée américaine à Chicago (en compagnie des chaises de Devouge & Colosiez).
Table de la salle à manger de Vincent Épeaux présentée à l’Exposition universelle de 1900. Vente Sotheby’s New York, 16 décembre 2015, lot n° 41, haut. 0,72 m, larg. 1,60 m, prof. 3,02 m.
La desserte est actuellement en collection privée, de localisation inconnue.
Desserte de la salle à manger de Vincent Épeaux présentée à l’Exposition universelle de 1900. Vente Sotheby’s New York, 16 décembre 2015, lot n° 40, haut. 1,10 m, larg. 1,38 m, prof. 0,52 m. Le plateau reçoit un ensemble de 12 carreaux de faïence au motif d’une branche de pommier en fleurs.
Comme le suggérait Roger Marx dès 1901, ce mobilier parisien s’inscrivait clairement dans le style nancéien qui voulait qu’à la fois structure et ornementation soient composées d’après la Nature. Mais il est évident qu’avec sa construction très orthogonale sur laquelle sont plaqués des arrangements artificiels de lignes, il ne pouvait lutter avec les meubles de Gallé et surtout avec ceux de Majorelle dont les structures à la fois souples et ordonnées étaient alors sans équivalents dans le mobilier moderne. Le rapport du jury pointait d’ailleurs d’emblée l’essentiel de ses caractéristiques :
« […] Il a déployé dans son œuvre un travail très tenace et très sérieux ; et en dépit de quelques erreurs architecturales, il faut sincèrement le féliciter. La cheminée et le buffet sont en acajou de Cuba, avec des fonds en bois d’or du même pays. Sur la table à découper des céramiques et sur la table à manger des marqueteries répètent le thème floral. On peut ne pas admirer les enchevêtrements bizarres et peut-être superflus qui règnent de-ci de-là, aux frontons notamment, mais on ne saurait trop louer le soin jaloux avec lequel les détails ont été traités : le groupement harmonieux des fleurs est digne de tous les éloges[14]. »
C’est en 1902 que sont parues des photos de la cheminée, à nouveau exposée au Salon du mobilier qui s’est tenu au Grand Palais. Il est donc vraisemblable que le client qui a acheté la salle à manger après l’Exposition universelle (ou qui l’avait commandée auparavant) possédait déjà une cheminée.
Cheminée de la salle à manger par Vincent Épeaux pour l’Exposition universelle de 1900, à nouveau présentée au Salon du mobilier au Grand Palais en 1902. Porfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, Librairie Spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur. Coll. part.
Cheminée de la salle à manger par Vincent Épeaux pour l’Exposition universelle de 1900, à nouveau présentée au Salon du mobilier au Grand Palais en 1902. Porfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, Librairie Spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur. Coll. part.
Cheminée de la salle à manger par Vincent Épeaux pour l’Exposition universelle de 1900, à nouveau présentée au Salon du mobilier au Grand Palais en 1902. Porfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, Librairie Spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur. Coll. part.
Au Salon du mobilier en 1902 au Grand Palais, sur son stand placé sur le pourtour de la nef, Épeaux présentait un ensemble de chambre à coucher aux meubles plus simples et donc plus vendables que deux ans auparavant. Il y utilisait un jeu de lignes courbes séparant les panneaux. Ceux-ci, d’une essence plus claire, étaient enjolivés de marqueteries de pavot, un motif presque convenu pour symboliser le sommeil. Comme un tic décoratif issu de la copie et de la réinterprétation continuelle du mobilier rocaille ou comme un hommage à la commode de Gallé Les Parfums d’autrefois (1894), un bouquet sculpté des mêmes fleurs persistait à couronner les meubles, à un moment où les décorateurs les plus avancés dans le style moderne s’abstenaient de placer sur leurs créations ce genre de motifs superfétatoires.
Armoire de la chambre à coucher par Vincent Épeaux au Salon du mobilier au Grand Palais en 1902. Porfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, pl. XXIV, Librairie Spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur. Coll. part.
Lit de chambre à coucher par Vincent Épeaux au Salon du mobilier au Grand Palais en 1902. Porfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, pl. XXIV, Librairie Spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur. Coll. part.
Chevet de chambre à coucher par Vincent Épeaux au Salon du mobilier au Grand Palais en 1902. Porfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, Librairie Spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur. Coll. part.
Curieusement, on retrouve ce bouquet sculpté apical[15], ainsi que des sculptures florales aux lignes souples et une découpe semblable des joues de l’armoire sur une chambre à coucher de Georges Nowak[16] présentée au même salon. Seules les épaisses pointes d’angles comme étirées qui ont caractérisé le mobilier de Nowak pendant quelques années permettent de le reconnaître.
Georges Nowak, armoire de la chambre à coucher exposée au Salon du mobilier en 1902, porfolio relié Salon des Industries du Mobilier, 1902, Armand Guérinet éditeur. Coll. part.
Si comme la plupart des exposants, Épeaux s’efforçait de briller par de beaux meubles sculptés, il ne négligeait pas non plus de montrer qu’il en exécutait aussi de beaucoup plus abordables, exécutés plus simplement dans des planches découpées.
Étagère par Vincent Épeaux présentée au Salon du mobilier au Grand Palais en 1902, au-dessus-du lit. Porfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, Librairie Spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur. Coll. part.
Après cette importante manifestation, Épeaux a encore régulièrement exposé ses nouvelles créations et tout d’abord au Salon de la Société Nationale des Beaux-Arts en 1904 où il a présenté un lit et un chevet en acajou et amboine. Ce sont probablement les mêmes meubles qu’il a exposés l’année suivante à la seconde édition du Salon du mobilier[17], toujours au Grand Palais. Le motif d’ombelles, la ligne générale et même certains détails de ces meubles auraient très bien pu les faire passer pour de purs produits nancéiens.
Lit aux ombelles par Vincent Épeaux exposé au 2ème Salon du mobilier en 1905. Portfolio Salon des Industries du Mobilier, 1905, 2ème série, Armand Guérinet éditeur, pl. 166. Coll. part.
Armoire de chambre à coucher aux ombelles par Vincent Épeaux exposé au 2ème Salon du mobilier en 1905. Reproduction dans Duncan, Paris Salons, p. 181, sans indication de provenance.
Sièges par Vincent Épeaux exposés au 2ème Salon du mobilier en 1905. Portfolio Salon des Industries du Mobilier, 1905, 2ème série, pl. 168, Armand Guérinet éditeur. Coll. part.
Comme pour la première édition du Salon du mobilier en 1902, Épeaux a également exposé des meubles plus économiquement réalisés par découpe dans des planches d’épaisseur constante.
Tables d’appoint par Vincent Épeaux exposées au 2ème Salon du mobilier en 1905. Reproduction dans Duncan, Paris Salons, p. 180, sans indication de provenance.
Cette fois, son stand faisait partie d’un îlot central, tandis que sa participation au Concours de mobilier pour habitations à bon marché se trouvait au premier étage, avec celle des autres concurrents. Tout en prenant part à ce concours, il faisait également partie de son comité.
Au sein du catalogue de ce salon, Épeaux s’est offert une pleine page de publicité, mais sans doute conscient du retour en grâce des styles historiques qui s’effectue à ce moment, il a choisi de l’illustrer par une cheminée néo-Louis XV, son trumeau avec horloge intégrée et des boiseries. En fait, comme la plupart des fabricants ayant œuvré dans le style moderne, il ne s’est jamais privé de fabriquer et d’exposer ces valeurs commercialement sûres que constituaient les styles anciens, constamment demandés par la bourgeoisie.
Publicité d’Épeaux, catalogue officiel du 2ème salon du mobilier, p. 54. Coll. part.
La même année, du 14 au 30 octobre en 1905, il a participé à la première exposition de la Société d’Art Décoratif Contemporain qui s’est tenue à la galerie Georges Petit[18]. Au début de l’année précédente, Épeaux avait contribué à fonder cette société[19] qui entrait plus ou moins en rivalité avec la Société des Artistes Décorateurs[20] mais qui semble avoir eu une existence assez brève puisqu’elle n’a plus fait parler d’elle après cette manifestation initiale. Nombre de décorateurs ont d’ailleurs adhéré aux deux sociétés mais, pour sa part, Épeaux n’a pas exposé au salon des Artistes décorateurs.
En 1906, il a participé à l’Exposition universelle de Milan où il a à nouveau exposé la cheminée, reliquat de sa salle à manger de l’Exposition universelle de Paris en 1900[21].
Cheminée de la salle à manger par Vincent Épeaux pour l’Exposition universelle de 1900, à nouveau présentée à l’Exposition universelle de Milan en 1906. Reproduction dans Duncan, Paris Salons, p. 181, sans indication de provenance.
Enfin, en 1913 à Gand, il a également participé à la dernière exposition universelle à avoir été organisée avant la Première Guerre Mondiale. À cette occasion, il était hors concours et membre du jury de la classe du mobilier.
Grâce au talent de ses sculpteurs, Épeaux était capable de produire dans son atelier de petits objets en ronde-bosse de grande qualité comme cet encrier.
Encrier signé V. Épeaux, s.d. Coll. et photo galerie Zéhil, Monaco.
Encrier signé V. Épeaux, s.d. Coll. et photo galerie Zéhil, Monaco.
Mais cette activité de création de modèles uniques a probablement diminué au profit de l’édition de meubles en séries, ce qui ne devenait possible qu’avec une augmentation du nombre de salariés. Cette production en série justifiait la publication de catalogue dont nous ne connaissons qu’un exemplaire, édité vers 1913. Des modèles modernes d’époque différentes y montrent l’évolution de son style vers la simplification, conformément à la tendance générale.
Catalogue Épeaux c. 1913, p. 28. Coll. part.
La chaise n° 353 mérite qu’on s’y arrête un instant.
Chaise modèle n° 353, catalogue Épeaux, c. 1913. Coll. part.
Cette chaise dont le dossier et l’assise sont couverts d’un cuir au motif de marronnier a sans doute connu un certain succès. Il est probable qu’elle a été déclinée sous forme d’un canapé et certain qu’elle l’a été sous forme d’une méridienne. Nous la retrouvons à l’identique sur une planche d’un portfolio édité onze ans plus tôt, celui du salon des industries du mobilier de 1902, censée présenter des meubles de la maison Guérin[22].
Porfolio relié Le Salon des Industries du Mobilier, 1902, pl. 148, Armand Guérinet éditeur. Coll. part.
La possibilité d’une erreur de légende d’époque existe car, si nous sommes à peu près sûr que la table est bien de Georges Guérin, le doute subsiste pour la sellette[23]. Mais cette chaise, dans sa version plus économique avec sa garniture en cannage, se retrouve aussi photographiée sur une planche d’un porfolio du 3ème salon du mobilier en 1908 censée présenter des œuvres de la maison Malard[24].
Chaises de la maison Malard, portfolio relié Le Salon des Industries du Mobilier, 1908, 2ème série, Armand Guérinet éditeur. Coll. part.
Il est donc possible que dans le milieu du mobilier parisien, au fonctionnement plus endogène qu’ailleurs, un modèle créé par une maison ait pu être vendu par une autre ou qu’un même modèle ait été acheté à un dessinateur indépendant par plusieurs maisons.
En dehors de quelques modèles fortement marqués par le style Art nouveau, les meubles présents sur le catalogue d’Épeaux ne sont pas très facilement reconnaissables. Nous pensons toutefois pouvoir identifier une table proche du modèle n° 347.
Table probablement par Vincent Épeaux, proche du modèle n° 347 du catalogue. Coll. part.
Dans le catalogue, ces meubles modernes voisinent aussi avec des meubles de « style hollandais ».
Catalogue Épeaux c. 1913, p. 26. Coll. part.
Et à la page suivante, outre un « buffet dressoir moderne » ressemblant beaucoup à la ligne de meubles développée par Eugène Martial Simas pour la maison Dumas à partir de 1902, on retrouve sans surprise la cheminée de la salle à manger de 1900, toujours invendue et ayant au fil des ans de moins en moins de chance de l’être. Sa présence dans le catalogue, plus à titre d’exemple de chef-d’œuvre de la maison que d’article à vendre, nous permet néanmoins de connaitre sa largeur : 1,60 m. Si elle existe encore, elle est actuellement de localisation inconnue.
Catalogue Épeaux c. 1913, p. 27. Coll. part.
Signe d’un engagement sincère dans la rénovation stylistique, Épeaux ne s’est pas contenté de fabriquer et de vendre des meubles modernes puisqu’il a aussi eu une activité associative importante en s’intéressant en particulier à l’apprentissage, un sujet qui a régulièrement préoccupé la profession pendant des décennies. Épeaux était le voisin presqu’immédiat du fabricant de mobilier Jules Boisson (1845-1917) établi au 77 avenue Ledru-Rollin. Oublié de nos jours, Boison avait pourtant reçu une médaille d’or à l’Exposition universelle de 1900 pour une salle à manger moderne lointainement inspirée par le style Empire. Avant cela, il est devenu à partir de 1888 président du Patronage industriel des Enfants de l’Ébénisterie dont il abritait le siège à son adresse[25]. Sous son impulsion, le Patronage avait présenté plusieurs meubles modernes à l’Exposition universelle de 1900. En 1912, c’est Épeaux qui a repris la présidence du Patronage et en a perpétué l’activité de formation des jeunes ouvriers. On connaît ainsi de lui une vitrine pour collection d’affiche exécutée en 1917 par le Patronage et qui montre (à moins qu’il n’ait repris un modèle plus ancien) que son style avait peu évolué au moment de la Première Guerre mondiale.
Vincent Épeaux, vitrine pour collection d’affiches, La Renaissance de l’art français et des industries de luxe, déc. 1921, p. 618. Source Gallica.
En 1914, trop âgé pour être mobilisé, Vincent Épeaux a cependant vu son fils Henri, né en 1896, être appelé, sans doute à partir de 1915. Après la guerre, Henri a épousé Simone Mignon-Falize le 21 avril 1921[26].
À cette date, la revue La Renaissance de l’art français et des industries de luxe a publié un long article consacré à l’histoire du mobilier au Faubourg Saint-Antoine [27]. Dans la dernière partie de l’article qui traite du mobilier moderne, Vincent Épeaux était cité, photographies à l’appui, comme l’un initiateurs et des partisans du style moderne au sein du Faubourg (cf. plus haut la photographie d’un buffet). L’auteur avait posé plusieurs questions concernant le devenir du style moderne à plusieurs fabricant du Faubourg, dont Épeaux. Ce dernier y a répondu en réaffirmant sa foi dans le style moderne, sans vouloir toutefois de rupture avec les styles anciens des chef-d’œuvres desquels il convenait de continuer à s’inspirer ; un discours qui certes émanait d’un fabricant qui avait osé innover en 1900 mais qui aurait pu être tenu à n’importe quel moment à partir de 1905. Cependant les reproductions de ses derniers meubles modernes incluses dans l’article montraient qu’Épeaux avait bien pris avec un certain nombre d’autres maisons du Faubourg le virage de l’Art déco qui allait se révéler au grand public quelques années plus tard, en 1925.
Bureau de style Art déco par Vincent Épeaux, La Renaissance de l’art français et des industries de luxe, déc. 1921, p. 630. Source Gallica.
Armoire de chambre à coucher de style Art déco par Vincent Épeaux, La Renaissance de l’art français et des industries de luxe, déc. 1921, p. 631. Source Gallica.
L’article de La Renaissance faisait également le point sur l’enseignement professionnel et mentionnait également l’action d’Épeaux au Patronage industriel des Enfants de l’Ébénisterie. Outre la présidence du Patronage, Épeaux y assurait alors un cours mensuel public et gratuit d’histoire des styles avec des projections.
Cet article avait été publié peu après le congrès des Industries françaises de l’Ameublement qui s’était tenu pendant trois jours en mai 1921[28]. Après les bouleversements humains et économiques engendrés par la Première Guerre mondiale, la profession tâchait de se réorganiser. Épeaux, qui était devenu secrétaire de la Chambre syndicale de l’ameublement[29] avait rendu à cette occasion un rapport à propos de l’apprentissage, sujet qui continuait à préoccuper les fabricants tout autant qu’avant-guerre. Quelques autres échos de sa participation à la vie associative de l’après-guerre nous sont parvenus, comme sa présence au banquet de la Société d’Encouragement à l’Art et à l’Industrie le 7 juillet 1922[30] ou son titre de membre du jury de prix attribués par la Société d’Encouragement à l’Art et à l’Industrie et récompensant des exposants au salon de la Société des Artistes Décorateurs en 1926[31].
Après le décès de Vincent Épeaux en 1945, son fils Henri s’est associé le 25 juillet 1946 à part égale avec Roger-Étienne Bréchet pour fonder la société Épeaux et Cie, toujours à la même adresse[32].
Frédéric Descouturelle et Ophélie Depraetere.
Nous remercions Fabrice Kunégel pour les multiples renseignements et illustrations qu’il nous a procurés, ainsi que Robert Zéhil à Monaco et sa collaboratrice qui nous ont envoyé plusieurs illustrations d’objets de la galerie à Monaco.
Notes
[1] Source Geneanet.
[2] État civil de Paris, 1892.
[3] Annuaire-Almanach du Commerce de l’Industrie de la Magistrature de l’Administration de Paris, consulté de 1894 à 1900.
[4] Cette date fait probablement référence au rachat d’un fonds. Nombreuses étaient alors les entreprises qui se « vieillissaient » de façon plus ou moins authentique pour s’octroyer une plus grande respectabilité.
[5] L’opération immobilière qui a consisté à réunir plusieurs parcelles, s’est achevée en 1899 par la construction par le même architecte de l’immeuble du 18 rue Saint-Nicolas.
[6] Gouffé, l’un de ces ébénistes disposant d’un atelier dans la cour, était administrativement établi au 18 rue Saint-Nicolas. Il était de la même famille que « Gouffé jeune » au 46 rue du Faubourg Saint-Antoine qui a aussi pratiqué le style Art nouveau.
[7] Exposition universelle internationale de 1900 à Paris, Rapport général administratif et technique par Alfred Picard, tomme quatrième, 1903.
[8] MARX, Roger, La décoration et les industries d’art, La Gazette des Beaux-Arts, 1901. Originaire de Nancy, ami d’Émile Gallé et fervent partisan de la rénovation des arts décoratifs, Roger Marx place clairement Épeaux dans la filiation du mobilier de Gallé. La qualité de la reproduction disponible est si médiocre que nous ne la publions pas.
[9] Meubles de style moderne. Exposition Universelle de 1900, sous la direction de Théodore Lambert, Charles Schmid éditeur, s.d.
[10] Anonyme, « Un exceptionnel mobilier 1900, L’Estampille, février 1988, p. 8-10.
[11] Successeurs de la maison Lalande, Devouge & Colosiez étaient également installé au Faubourg Saint-Antoine, au 34 rue de Charenton.
[12] Vente Christie’s New York, Important 20th Century Decorative Arts, 24 mars 1990, lots n° 143 à 147.
[13] Vente Sotheby’s New York, Important design, 16 décembre 2015, lots n° 39 à 41.
[14] Neveux, Pol, Rapport du jury international à l’Exposition universelle de Paris en 1900, groupe XII, Décoration et mobilier des édifices publics et des habitations, classe 69, meubles de luxe et meubles à bon marché, p. 129.
[15] Ce motif du bouquet sculpté apical se retrouvait aussi sur des meubles de la maison Soubrier.
[16] Georges Nowak s’est installé au 47 rue du Faubourg Saint-Antoine vers 1899 avant de se déplacer au 2 rue de la Roquette vers 1904. Source : Annuaires-Almanachs du Commerce de l’Industrie de la Magistrature de l’Administration de Paris.
[17] 2ème Salon du Mobilier, catalogue officiel. Coll. part.
[18] L’Art Décoratif, janvier 1906.
[19] Fondée le 03 février 1904, elle comptait parmi ses membres fondateurs l’ébéniste Eugène Belville, le décorateur (également compositeur et chimiste) Edouard Bénédictus, le céramiste Taxile Doat, le décorateur Abel Landry, les illustrateurs Victor Lhuer et Paul Ranson, le ferronnier Émile Robert, le peintre Henry de Waroquier. Parmi les membres sociétaires on comptait l’orfèvre et émailleur Eugène Feuillatre, le céramiste Henri de Vallombreuse, l’ébéniste Mathieu Gallerey, et de façon plus inattendue le fabricant de meuble nancéien Louis Majorelle. Source : Journal des Artistes, 15 octobre 1905 ; Le XIXe siècle, 17 octobre 1905 ; Le Rappel, 17 octobre 1905.
[20] Créée en 1901, la Société des Artistes Décorateurs a tenu son premier salon en 1904.
[21] La seule référence connue à cette participation est une photographie de la cheminée de l’Exposition universelle de 1900, reproduite dans Duncan, Paris Salons, p. 181, sans référence bibliographique.
[22] Georges Guérin était installé au 10-14 rue du Faubourg-Saint-Antoine.
[23] La sellette a fait l’objet d’une photographie à part sur une planche dédiée à la maison Guérin dans le portfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, pl. XX, Librairie Spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur. Mais on la retrouve aussi sur le stand de Louis Brouhot lors du 3ème salon du mobilier en 1908 (portfolio Le Salon des Industries du Mobilier, 1908, 2ème série, pl. 148 et 149, Armand Guérinet éditeur).
[24] En 1908, Oudard est le successeur de Louis Malard, 9 bis rue de Maubeuge, en dehors du Faubourg Saint-Antoine.
[25] En 1921, l’adresse du Patronage était toujours au 77 rue Ledru-Rollin.
[26] Journal des Débats politiques et littéraires 10 avril 1921.
[27] Sedeyn, Émile, « Le Faubourg Saint-Antoine », La Renaissance de l’art français et des industries de luxe, décembre 1921. Coll. part.
[28] Le Courrier républicain, journal de la Démocratie de l’arrondissement de Bagnères-de-Bigorre, 28 mai 1922.
[29] Recueil des actes administratifs de la Préfecture du département de la Seine 1907.
[30] Le Petit Journal, 8 juillet 1922.
[31] La Revue des Beaux-Arts, 1er juillet 1926.
[32] Le Quotidien Juridique, 27-30 juillet 1946.
Le Cercle Guimard vous propose deux nouvelles visites guidées pour cette rentrée 2024 :
Coupole des Galeries Lafayette, Jacques Gruber, 1912, photographie de Maréva Briaud.
Entourage de la station Europe, photographie de Frédéric Descouturelle.
Les visites guidées sont au tarif unique de 20 euros par personne.
Merci de cliquer sur l’horaire qui vous convient :
Date / Heure | Événement | Places disponibles |
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sam 13/09/2025 / 14:00 | Hector Guimard, architecte d'art | 0 |
Parmi les collaborations que nous avons mises en place pour célébrer l’Année Guimard, nous avons signé une convention avec les Archives de Paris qui désiraient créer une exposition thématique « Guimard, Architectures parisiennes », dans les vitrines de leur salle d’exposition attenante à l’accueil. Cette exposition débutera pour les Journées Européennes du Patrimoine, les 20, 21, 22 septembre prochains, et se prolongera jusqu’au 21 décembre.
Salle d’exposition des Archives de Paris, 18 boulevard Sérurier.
Au gré de nos recherches nous fréquentons les Archives de Paris depuis de nombreuses années, mais l’occasion de nouer un contact plus étroit avec son équipe dirigeante s’est offerte en rencontrant sa directrice Mme Béatrice Hérold aussitôt après la conférence inaugurale mettant en route l’année Guimard, le 31 janvier dernier à la mairie de Paris.
Projet d’élévation de la façade sur rue du 18 rue Henri Heine, avec alternative en rabat, décembre 1925, haut. 71,5 cm, larg. 37, 2 cm. Coll. Archives de Paris, 2Fi 141.
Une première réunion avec Béatrice Hérold et Laurence Benoist, responsable du département des publics aux Archives de Paris, nous a permis de préciser les demandes des Archives qui avaient sélectionné pour cette exposition quelques-uns des bâtiments de Guimard (le Castel Béranger, le métro, la Salle Humbert de Romans, l’hôtel Nozal, l’hôtel Mezzara, l’hôtel Guimard de l’avenue Mozart, l’immeuble Guimard de la rue Henri Heine, la synagogue de la rue Pavée) auxquels s’ajoutait une vitrine consacrée à la biographie de Guimard.
Réunion avec l’équipe des Archives de Paris. De gauche à droite : Laurence Benoist, responsable du département des publics ; Dominique Jugnié, cheffe du service de la valorisation ; Béatrice Hérold, directrice des Archives de Paris.
Deux autres réunions avec la participation de Dominique Jugnié, cheffe du service de la valorisation aux Archives de Paris, ont permis de définir et de numéroter les 74 documents et objets qui seront présentés et pour lesquels le Cercle Guimard offre son expertise. Nous prêtons d’ailleurs une bonne part de ces documents et objets avec l’objectif de mettre en perspective ceux détenus par les Archives de Paris notamment les plans d’architecte du fonds Guimard dont la plupart ont été numérisés et sont à présent disponibles en ligne (https://archives.paris.fr/r/123/archives-numerisees/).
Carton d’invitation à la cérémonie de mariage d’Hector Guimard et d’Adeline Oppenheim le 17 février 1909, haut. 13,6 cm, larg. 19,4 cm. Centre d’archives et de documentation du Cercle Guimard.
Ces recherches préalables dans les collections des Archives de Paris ont été l’occasion de nettoyer et de restaurer certains documents et ont eu aussi l’heureux effet d’en exhumer d’inédits dont nous donnerons la primeur prochainement. Nous avons également mis en route la publication d’un journal de l’exposition, sur le modèle de ceux que nous avons déjà réalisés pour nos précédentes expositions. Il sera mis à disposition des visiteurs dès le vernissage. Cette collaboration se déroule donc dans un esprit de très grande cordialité et nous espérons qu’elle sera suivie par d’autres.
Le bureau du Cercle Guimard
En raison de la circulation d’informations contradictoires, on nous presse de toute part de donner notre opinion sur ce point crucial. Nous nous exécutons bien volontiers, d’autant plus que nous avions négligé d’apporter des nuances à l’opinion par trop tranchée que nous avions émises dans les deux ouvrages parus en 2003 et 2012 et qui ont établi une étude sérieuse sur le métro de Guimard[1]. La découverte récente d’une photographie en couleurs prise dans les années 60 est venue à point pour conclure notre article.
Pour définir les pièces de verre de forme mouvementée qui terminent les candélabres des entourages découverts des accès du métro de Paris de Guimard, nous avons adopté le terme employé à l’époque par la CMP (Compagnie du Métropolitain de Paris), celui de « verrine », plutôt que celui de « globe » qui renvoie à une image de sphère[2]. En raison de la faible luminosité de leur ampoule électrique entièrement recouverte par la verrine, il s’agit bien d’une fonction de signalisation nocturne et non d’éclairage. Cette dernière fonction, qui n’avait pas été prévue par Guimard, puisqu’elle n’avait pas été demandée[3], a été progressivement assurée par des lampes non recouvertes installées par la CMP sur les édicules et sur certains entourages découverts. Les entourages des accès supplémentaires[4], qui servaient alors uniquement à la sortie, n’avaient ni signalisation lumineuse, ni éclairage.
Originellement, ces verrines étaient en verre. Pour une étude plus complète, nous renvoyons le lecteur à notre dossier Hector Guimard, Le Verre pp. 20 à 23, publié en format pdf, en 2009, et toujours accessible sur notre site. Nous en redonnons ci-après certains éléments.
Nous connaissons le fournisseur de ces verrines grâce à quelques rares archives. La première est un document comptable de la CMP, du 12 septembre 1901, répertoriant les noms des différents fournisseurs et les frais engagés auprès de chacun d’entre eux pour le premier chantier de Guimard, c’est-à-dire la construction des accès en surface de la ligne 1 et de deux tronçons supplémentaires des futures lignes 2 et 6. Intitulé « Travaux des édicules/M. Guimard Architecte », ce document répertorie en fait les frais engagés à la fois pour les édicules et pour les entourages découverts. À l’avant-dernière ligne du document, on trouve : « Stumpf, Verrines […] 900 ».
Détail d’un décompte des dépenses des accès de surface du premier chantier du métro de Paris. Document RATP.
Cette entreprise, plus connue sous le nom de « Cristallerie de Pantin », s’appelle alors Stumpf, Touvier, Viollet et Cie depuis 1888. Elle a été fondée à La Villette en 1851 par E. S. Monot puis transférée en 1855 à Pantin. Elle a rapidement prospéré, devenant, après la guerre de 1870 (et le passage de la cristallerie de Saint-Louis en territoire allemand), la troisième cristallerie française (après Baccarat et Clichy). Elle sera absorbée en 1919 par la verrerie Legras (Saint-Denis et Pantin Quatre-Chemins).
Le montant de 900 F-or correspond à 30 verrines à 30 F-or pièce, soit 13 paires de verrines pour les 13 entourages découverts du premier chantier, plus 4 pièces supplémentaires en cas de bris. Ce prix à l’unité est confirmé par un autre document comptable de la CMP concernant la ligne 2, non daté, établissant à 60 F-or le prix des deux verrines de chacun des entourages du tronçon allant des stations Villiers à Ménilmontant. Il y est bien précisé que ce prix est identique à celui fixé pour les entourages du premier chantier. Cet engagement de la Cristallerie de Pantin auprès de Guimard et de la CMP sur le maintien du prix des verrines pour les entourages de la ligne 2 fait également l’objet de trois documents (un manuscrit et deux dactylographiés) de novembre 1901 à janvier 1903.
Il y a eu 103 entourages Guimard sur le réseau et donc un nombre double de verrines mises en place sur leurs candélabres. Elles étaient encore en place en 1960 au moment du tournage du film de Louis Malle Zazie dans le métro d’après le roman de Raymond Queneau.
Catherine Demongeot pour Zazie dans le Métro en 1960, photo promotionnelle ou photo de plateau pour une scène non incluse dans le film. Les verrines présentent à leur pointe le bouchon caractéristique des modèles en verre. Coll. part.
Les prêts précoces (ensuite transformés en dons) d’entourages Guimard, complets ou non, ont permis la préservation de leurs verrines. C’est ainsi que le portique de l’entourage découvert de la station Raspail, installé en 1906, est entré en 1958 au Museum of Modern Art de New York. Il en est de même pour l’entourage de la station Bolivar, installé en 1911 et entré en 1960 dans les collections du Staatliches Museum für Angewandte Kunst à Munich (non exposé).
Portique de l’entourage découvert de la station Raspail au Museum of Modern Art de New York. Le portique comprend des verrines en verre rouge. Droits réservés.
Le musée national d’art moderne de Paris a lui aussi obtenu en 1961 un entourage complet, l’un des deux de la station Montparnasse (installés en 1910). Reversé au musée d’Orsay, il est visible à l’occasion d’expositions thématiques.
Portique d’entourage découvert du musée d’Orsay, prêt (puis don) de la RATP en 1961 au musée national d’Art Moderne de Paris, provenant de la station Montparnasse (1910) à l’exception de l’enseigne en lave émaillée (avant 1903). Les verrines sont en verre. Photo D. Magdelaine.
Peu après, en 1966, la RATP a fait don d’un entourage Guimard complet (sans porte-enseigne) à la compagnie de métro de Montréal. Cet entourage de sept modules en longueur et cinq en largeur a été composé à partir d’éléments puisés dans les réserves et résultant des démontages de certains accès. Il comprenait deux verrines en verre.
L’entourage découvert Guimard destiné à la station Victoria du métro de Montréal, entreposé avant son expédition en 1966. Photo RATP.
C’est donc plus tard, à une date qu’il est encore difficile de préciser, que la RATP a remplacé les verrines en verre par des équivalents en matériau de synthèse, de couleur rouge, moins chers, moins fragiles, mais bien moins beaux. Cependant, symptôme du long désintérêt de la RATP pour cette période de son histoire, les verrines qui avaient ainsi pu être récupérées lors de ces échanges ont par la suite mystérieusement disparu de ses réserves, si bien qu’elle n’en possédait plus une seule à la fin du XXe siècle.
Par chance, à l’occasion des travaux de restauration de l’accès de la station Victoria à Montréal, la compagnie de métro STP a eu la sagesse de remplacer elle aussi ses verrines en verre, déjà un peu endommagées, et d’en redonner une à la RATP en 2003[5]. Il s’agissait de la première verrine que nous avions l’occasion d’examiner de près, admirant la netteté de ses lignes, l’aspect satiné de sa surface et sa couleur qui varie en fonction de son éclairage et de l’épaisseur du verre, allant du rouge sombre à l’orange clair.
Verrine en verre d’un entourage découvert de Guimard, provenant de l’entourage découvert offert en 1966 à Montréal et redonnée à la RATP en 2003. Photo F. D.
Nous avons aussi eu connaissance de l’existence de verrines en verre[6], également rouges, sur une copie d’entourage Guimard en bronze se trouvant aux États-Unis. Cette présence inattendue, attestée par un rapport d’état[7] rédigé en 2002, confirme l’existence d’une filière de sorties frauduleuses de pièces du métro de Guimard vers les États-Unis.
Copie d’entourage en bronze disposé autour d’un bassin à Houston dans les années 2000. Photo Artcurial.
Pour la fourniture des verres spéciaux destinés aux vitres et aux toitures des édicules et des pavillons, nous disposons du contrat liant la CMP, la Compagnie de Saint-Gobain et le verrier Charles Champigneulle. Ce contrat précise bien la couleur des verres prescrits. En revanche, pour la fourniture des verrines, nous n’avons pas trace d’un contrat initial qui nous aurait sans doute permis de connaître la couleur originellement envisagée par Guimard. Au vu de la couleur des verrines en verre connues, toutes rouge orangé, nous avions logiquement pensé qu’elles l’étaient toutes. Cette opinion était confortée par le fait que sur certains clichés anciens en noir et blanc, en tenant compte du reflet de la lumière, les verrines semblent bien être foncées, ce qui est compatible avec une couleur rouge.
Entourage découvert de la station Rome, mis en place en 1902. Photo Charles Maindron (1861-1940) photographe de la CMP. Tirage au gélatino-chlorure d’argent développé le 5 juin 1903. École Nationale des Ponts et Chaussées, Direction de la documentation, des archives et du patrimoine.
Cependant cette opinion a été remise en cause par plusieurs faits.
Le premier, auquel nous aurions dû prêter une plus grande attention, est le cliché autochrome (donnant donc les couleurs réelles) de la station Porte d’Auteuil daté du premier mai 1920 et conservé dans la collection du musée départemental Albert-Kahn. Nous n’avions pas pu reproduire ce cliché dans le livre Guimard, L’Art nouveau du métro en raison de l’opposition du musée à sa publication. Depuis, ayant été inclus dans une exposition, il a été rephotographié par des visiteurs et se trouve ainsi accessible à tous grâce à Wikipédia.
Entourage découvert de la station Porte d’Auteuil. Photo Heinrich Stürzl, d’après une plaque autochrome de Frédéric Gadmer, cliché pris le 1er mai 1920. Collection musée départemental Albert-Kahn (inv. A 21 126). Source Wikimedia Commons.
On voit clairement sur ce cliché que les verrines ne sont pas rouges mais blanches. Pour l’instant et à notre connaissance, nous ne disposons pas d’autres clichés autochromes d’époque. À notre sens, les cartes postales colorisées telles que celles de la série « Le Style Guimard » éditées en 1903 à l’initiative d’Hector Guimard, ne peuvent servir de référence fiable puisque le procédé consiste, à partir d’un cliché en noir et blanc, à en atténuer le contraste et à y superposer des aplats de couleurs transparents qui, s’ils sont souvent vraisemblables, sont parfois différents de la réalité.
Carte postale ancienne « Le Style Guimard » publiée en 1903. Coll. part.
Ensuite, l’existence d’un entrefilet paru en 1907 dans le quotidien conservateur Le Gaulois remet définitivement en cause cette certitude d’une exclusivité de la couleur rouge des verrines. Cet article de presse nous avait échappé en 2003 et en 2012. Nous devons sa découverte à un auteur dont nous ne citerons pas le nom.
Anonyme, « Échos de partout », Le Gaulois, 18 septembre 1907.
Cet article donne tout d’abord la raison pour laquelle la couleur rouge a été préférée à la blanche : une signalisation nocturne plus efficace. Il semble aussi régler la question de la mutation en établissant qu’en août 1907 la CMP a procédé à un essai de verrines rouges sur l’entourage découvert de la station Monceau (ligne 2) et qu’un mois plus tard, en septembre 1907, sept stations supplémentaires en étaient pourvues. Dans le même temps, sur les autres entourages de Guimard, la CMP avait obtenu une couleur rouge en plaçant des ampoules rouges dans les verrines blanches. Notons au passage que l’auteur justifie cette mesure provisoire par la « [sauvegarde] de l’allure harmonieuse des portiques que les globes rouges eussent gâtés, dans la journée ». Cette justification est d’autant plus étrange que le rouge, agissant comme une couleur complémentaire du vert des fontes, est plus satisfaisant à l’œil que le blanc. Le journaliste aurait-il recopié un « élément de langage » communiqué par la CMP ?
En 1907, les verrines rouges étaient donc destinées à remplacer progressivement les blanches. Et pourtant, il est fort probable que l’entourage de la station Rome, photographié de façon certaine en 1903, comportait déjà des verrines rouges comme on le voit sur cet agrandissement du cliché de Charles Maindron (cf. plus haut).
Entourage découvert de la station Rome (détail), mis en place en 1902. Photo Charles Maindron (1861-1940) photographe de la CMP. Tirage au gélatino-chlorure d’argent développé le 5 juin 1903. École Nationale des Ponts et Chaussées, Direction de la documentation, des archives et du patrimoine.
Et au contraire, ce sont bien des verrines blanches qui apparaissent sur la plaque autochrome de l’entourage de Porte d’Auteuil (cf. plus haut). Dans ce cas, il s’agit pourtant des tout derniers entourages Guimard à avoir été posé par la CMP, sur la ligne 10 en 1913[8]. Il aurait donc logiquement dû recevoir des verrines rouges. Mais à un moment où il était sans doute question d’abandonner définitivement la mise en place d’accès Guimard, il est probable que ce sont des verrines blanches provenant des échanges antérieurs qui ont été utilisées.
Pour conclure cette petite étude, nous avons enfin eu l’occasion de découvrir l’image d’une verrine blanche grâce au fonds photographique que notre ami Laurent Sully Jaulmes a légué au Cercle Guimard. Elle n’est qu’un détail d’un cliché très étonnant pris en Allemagne en 1967 et sur lequel nous reviendrons un jour. La verrine était à cette occasion utilisée comme lustre.
Verrine blanche utilisée comme lustre. Photo Laurent Sully Jaulmes (détail), 1967. Centre d’archives et de documentation du Cercle Guimard.
Nous ne désespérons donc pas de voir arriver sur le marché de l’art dans les prochaines années des verrines en verre car nous ne pouvons pas croire que la quasi intégralité de celles qui ont été originellement mises en place ont été détruites par la suite. Au contraire, un nombre suffisant d’entre elles doit encore être stocké chez des particuliers. Avec le renouvellement des générations, elles vont immanquablement ressurgir, ce qui nous permettra sans doute d’admirer de plus près ces magnifiques vaisseaux de verre, qu’ils soient rouges ou blancs.
Frédéric Descouturelle
Notes
[1] Descouturelle Frédéric, Mignard André, Rodriguez Michel, Le Métropolitain de Guimard, éditions Somogy, 2003 ; Descouturelle Frédéric, Mignard André, Rodriguez Michel, Guimard, L’Art nouveau du métro, éditions de La Vie du Rail, 2012.
[2] Un des premiers dessins d’entourage à fond arrondi, le projet n° 2, non validé par les autorités, montrait des verrines de forme globulaire, enserrées dans une mâchoire de fonte, cf. notre article Un porte-enseigne défaillant sur les entourages découverts du métro.
[3] Pour les entourages découverts, le concours de 1899 (auquel Guimard n’avait pas participé) prescrivait la présence d’un poteau indicateur, sans faire mention d’une source lumineuse. Cependant, la plupart des candidats en avait intégré une à leur proposition.
[4] Entourages bas à cartouches implantés sur le réseau à partir de 1903-1904.
[5] L’autre verrine a été confiée au Musée des beaux-arts de Montréal.
[6] L’une des verrines est alors remisée et remplacée par un équivalent en matériau de synthèse.
[7] Ce constat d’état, effectué chez le propriétaire de la copie d’entourage à Houston, a été rédigé le 27 juin 2002 et signé par Steven L. Pine, decorative arts conservator attaché au musée des Beaux-Arts de Houston, spécialiste de la conservation des métaux. Il fait référence à un précédent constat du l6 juin 1999.
[8] Il partageait d’ailleurs avec l’entourage de la station Chardon-Lagache une singularité dans l’accrochage des écussons, signe, peut-être, d’un changement dans les équipes de montage.
Au-delà et en deçà des Pyrénées, deux histoires proches concernant Gaudí et Guimard ont été rapportées séparément. Elles confirment que malgré les aspects extérieurs bien différents de leurs œuvres architecturales, les processus de créations de ces deux architectes phares du style Art nouveau avaient beaucoup en commun.
La première histoire que nous voulons évoquer concerne Antoni Gaudí (1852-1926) et la basilique de la Sagrada Familia (1882-2026 ?). Ce témoignage a été connu relativement tardivement lorsque les entretiens que l’architecte et historien de l’art Juan Bergos avait eus avec Gaudí (qu’il avait connu à partir de 1914) ont été publiés à sa mort, en 1974, par Joan Bassegoda, professeur d’architecture barcelonais, spécialiste de Gaudí[1]. Il a été repris en 1981 par l’architecte Puig Boada[2] qui lui aussi avait connu Gaudí à partir de 1914, collaboré à son œuvre et poursuivi la construction de la Sagrada Familia, puis par l’architecte Jordi Bonet[3] en 2000. Juan Bergos avait ainsi rapporté plusieurs aphorismes de Gaudí que Bonet reprend ainsi :
« La capacité d’observation de Gaudi est bien connue. Il a lui-même expliqué que c’était une conséquence de la faiblesse de sa santé depuis l’enfance. La contemplation de la Nature, en plus de lui donner un pur plaisir, l’a également aidé à formuler des idées telles que « L’architecture crée un organisme et c’est pourquoi elle doit avoir des lois en harmonie avec celles de la Nature ». Ces idées ont muri avec le temps : « Tout vient du grand livre de la Nature » ; « Cet arbre, à côté de mon atelier est mon maître ».
Un peu plus loin, dans son ouvrage L’últim Gaudí, Bonet reproduit judicieusement la photo d’un arbre de Barcelone à côté de celle des colonnes médianes des collatéraux et du transept de la Sagrada Familia.
Un arbre de Barcelone et les colonnes de la Sagrada Familia, Jordi Bonet, L’últim Gaudí, p. 72.
Ces colonnes soutiennent les voûtes à la manière d’une forêt où la lumière parvient indirectement. Alors que cette voûte n’existait pas encore, Gaudí l’évoquait pour les visiteurs du temple en construction :
« au coucher de soleil, tous les orifices laisseraient passer des rayons qui illumineraient l’intérieur sans que l’on puisse savoir d’où viendrait la lumière. Comme dans une forêt ! Comme dans une forêt, répétait-il, avec l’exaltation sereine et joyeuse du visionnaire. »[4]
Nef de la Sagrada Familia en construction en 2004. Photo F. D.
Voûte de la nef de la Sagrada Familia en construction en 2004. Photo F. D.
La seconde histoire concerne Hector Guimard et la Salle Humbert de Romans, construite de 1898 à 1901. Nous en avons évoqué les circonstances dans un article récent[5]. L’épisode en question a été rapporté — cette fois du vivant de Guimard — sous une forme quelque peu elliptique par le Bulletin de l’Union Syndicale des Architectes et des Artistes Industriels[6] du 16 janvier 1904. Un mois plus tôt, le 12 décembre 1903, Guimard avait assisté au Trocadéro à une conférence sur « L’Architecture du XXe siècle et l’Art Nouveau » donnée par l’architecte en chef diocésain Paul Gout. Il y avait été question du pavillon de Guimard à l’exposition de l’Habitation en 1903[7] et de la Salle Humbert de Romans.
Vue intérieure de la Salle Humbert de Romans, 1898-1901. Carte postale « Le Style Guimard » publiée en 1903. Coll. part.
À l’issue de la conférence, Guimard avait pris part à une discussion informelle au cours de laquelle Gout l’avait probablement questionné à propos de la structure portante de la voûte de la Salle Humbert de Romans, lui reprochant sans doute une complexité peu fonctionnelle et l’utilisation d’une méthode de rigidification des poutres par une âme de métal[8]. Guimard avait alors lancé une invitation à visiter sa salle de concert de la rue Saint-Didier, toute proche, afin de juger sur pièce. Cette visite a été effectuée peu de temps après sous la direction d’Anatole de Baudot qui, gardien d’une certaine orthodoxie, n’a sans doute ménagé ni ses éloges vis-à-vis du décor, ni ses critiques vis-à-vis de la structure en bois et fer de la voûte. L’auteur de l’article (non signé[9]) du bulletin de l’USAF a rendu compte de cette visite d’une manière spirituelle en laissant entendre que Guimard leur avait vanté avec un peu trop d’éloquence les qualités de son œuvre :
« Quelle amplitude de dégagement et de vestiaires, et comme ces services accessoires sont bien étudiés ! Vraiment c’est d’un maître. Et quel fini d’études, quel soin dans les motifs accessoires ! Comme ce buffet d’orgue est joli, comme ces fauteuils sont confortables ! »
Au contraire, la parole d’Anatole de Baudot au cours de cette visite est relatée comme celle du sage remettant les pendules à l’heure en se référant aux grandes époques de l’architecture française en matière de voûtes en bois.
Plan de la façade sur préau de la Salle Humbert de Romans, 1898. Archives de Paris. Photo Nicolas Horiot.
Un peu plus loin, dans le même Bulletin de l’Union Syndicale des Architectes et des Artistes Industriels, un autre article, tout aussi caustique et cette fois signé Élie Leduc[10], s’adresse au Secrétaire de la Rédaction et revient sur le précédent sujet. Estimant que Paul Gout n’a pas obtenu de réponse satisfaisante à ses interrogations, l’auteur s’est résolu à tenter d’en savoir plus auprès de Guimard. Son texte court et savoureux mérite d’être cité en entier.
« Mon cher confère,
Désespéré de ne pouvoir saisir dans le discours de Guimard, à la Salle Saint-Didier, une réponse claire et précise à sa question, notre ami Gout s’en fut triste et inconsolé.
Désespéré de tant de douleur, je fus incontinent chez Guimard ; là, je me trouvais en présence de la concierge, aimable cerbère dont la vue gracieuse m’hypnotisa, et, dans cet état de demi sommeil, telle la pythonisse de Delphes, j’invoquai Apollon ; ce fut Mademoiselle Couesnon qui répondit[11], le Dieu étant occupé au téléphone.
Cette très bienveillante personne, mise au courant de la question posée par maître Gout à son ami Guimard, fit des recherches dans les dossiers d’idées communiqués aux mortels et, faisant parler l’âme ésotérique de Guimard, voici la copie de la communication :
Un platane tri tronchu,
Par la Ville bien entretenu,
Près le Pont de Grenelle,
Vl’a ma ficelle.
Je le pris sans le déplanter d’là (copié)
Et c’est dans ma salle qu’il poussa. »
Outre qu’il nous apprend que le Castel Béranger avait une concierge d’allure hypnotisante et que la secrétaire de Guimard était alors une Mlle Couesnon, en filant un champ lexical où Guimard est comparé à un dieu de l’Olympe correspondant avec le vulgaire par le truchement de son envoyée sur terre, l’article se moque de sa fréquente attitude d’apôtre[12] qui pouvait facilement amuser ou indisposer ses confrères. Mais ce texte contient aussi dans son épigramme finale une courte révélation qui, n’en doutons pas, est authentique, à savoir qu’il s’est lui aussi inspiré d’un arbre bien réel rencontré près du Pont de Grenelle pour la Salle Humbert de Romans. En effet, si l’on considère les piliers qui soutiennent sa voûte, on retrouve bien les trois troncs d’un « platane tri tronchu ».
Plan de la façade sur préau de la Salle Humbert de Romans, 1898. Archives de Paris. Photo Nicolas Horiot.
Le groupe des disciples d’Anatole de Baudot au Trocadéro avait sans doute raison quant au fait que Guimard avait déployé pour cette voûte légère[13] une charpente superfétatoire où les rationalistes ne reconnaissaient pas la clarté dans la structure qu’ils prônaient. Tout en se voulant proche de ce courant, Guimard s’en tenait malgré tout à une certaine distance dans la mesure où dans ses créations « le sentiment » devait impérativement être combiné à la « logique » et à « l’harmonie ». En se référant explicitement à une forêt, Guimard retrouvait l’esprit plus que la forme de l’architecture du gothique flamboyant des XVe et XVIe siècles dans lequel la continuité des lignes entre les piliers et les nervures des voûtes se référait au même concept mais d’une façon ordonnée et moins naturaliste.
L’église Saint-Gorgon de Varangéville en Lorraine, premier tiers du XVIe siècle. Carte postale ancienne. Coll. part.
Cette référence à la Nature comme l’une des principales sources d’inspiration des artistes du mouvement Art nouveau est bien connue. En Lorraine, où l’École de Nancy s’en prévalait tout spécialement, Émile Gallé avait pris comme devise : « Ma racine est au fond des bois » et Louis Majorelle n’était pas en reste avec « Mon jardin est ma bibliothèque ». Quant à Guimard, il déclarait, dans sa conférence prononcée en 1899 dans les locaux du Figaro :
« Je veux pour cela vous parler d’une œuvre pour laquelle ma passion est grande et mon admiration sans limite : c’est l’œuvre de la nature. […] Tout est logique dans la nature […] Les végétaux, leurs, feuilles, leurs fleurs, leurs racines, etc., etc., ont des formes logiques avec leur matière ; tous les éléments qui constituent la nature sont toujours logiques ; les œuvres de la nature affectent toutes les formes possibles et ces formes sont les formes logiques de l’œuvre créée.[14] »
Il renchérit et précise son idée dans ses propos que Victor Champier rapporte dans son article sur le Castel Béranger, paru dans la Revue des Arts Décoratifs en janvier 1899 :
« Voyez-vous, c’est à la nature toujours qu’il faut demander conseil. Quand je construis une maison, quand je dessine un meuble ou que je le sculpte, je songe au spectacle que nous donne l’univers. La beauté nous y apparait dans une perpétuelle variété. Point de parallélisme ni de symétrie : les formes s’engendrent avec des mouvements jamais semblables. Évoquez la forêt avec ses milliers d’arbres aux essences diverses, avec ses verdures aux tons multiples, avec ses tapis de fleurs : vous avez une impression d’unité obtenue par une infinie variété. Et quel décor est plus beau, plus enivrant ? Considérez ensuite un seul de ces végétaux dont l’assemblage produit une forêt : voyez comme chaque arbre, chaque arbuste est différent de ses voisins. Pas une branche ressemblant à une autre branche. Pas une fleur pareille. Et quelle leçon pour l’architecte, pour l’artiste qui sait regarder dans cet admirable répertoire de formes et de couleurs ! Pour la construction, ne sont-ce pas les branches des arbres, les tiges tour à tour rigides et onduleuses, qui nous fournissent nos modèles ?[15] »
C’est précisément à partir de 1898 que le style de Guimard est devenu arborescent, notamment pour son mobilier ou pour les accès du métro de Paris, avant de se contracter quelques années plus tard et de tendre vers une élégance moins démonstrative.
Si le platane proche du pont de Grenelle mentionné par Guimard n’existe sans doute plus, l’arbre photographié à Barcelone par Jordi Bonet en 2000 n’avait alors guère plus de 50 ans et n’avait donc pu être vu par Gaudí. Mais il n’est pas discutable que ce sont bien le tronc et les branches maîtresses d’un arbre qui ont donné la forme générale des piliers de la Sagrada Familia. Comme l’ont parfaitement montré les publications catalanes du début des années 2000, et en particulier l’ouvrage L’últim Gaudí de Jordi Bonet, pour concevoir ses volumes structurels, Gaudí a ensuite retraité ces formes naturelles observées selon plusieurs formules de géométrie réglée. C’est sans doute dans le contexte de ces allers et retours entre formes naturelles et surfaces mathématiques qu’il faut comprendre ces phrases adressées verbalement par Gaudí au peintre Carlès et rapportées par l’écrivain José Pla pour justifier les formes ondulantes de la Casa Milà : « La nature n’est pas mathématique ! Mais une forme régulière, un style satisfait l’esprit. Tout ce qui n’est pas chaotique satisfait l’homme. » Et d’ajouter aussitôt : « Mais c’est qu’il ne faut pas essayer de le satisfaire !…[16] »
D’ailleurs, sur cette pureté des surfaces mathématiques, il s’est appliqué à réintroduire du désordre, notamment en leur adjoignant des décors d’un naturalisme descriptif et illustratif ainsi que des inscriptions et des symboles religieux qui ont navré plus d’un historien d’art.
Les surfaces réglées n’étaient pas non plus étrangères à Guimard qui avait assuré un cours de géométrie à l’École nationale des arts décoratifs. Il s’en est servi, mais de façon assez parcimonieuse dans son œuvre, notamment pour les toitures vitrées des édicules et des pavillons du métro[17]. Contrairement à Gaudí, il n’a pas surchargé ses créations de décors réalistes ou religieux et a utilisé les motifs végétaux adventices avec beaucoup de retenue. Pourtant le fait que la Nature présidait à la plupart de ses projets paraît tout aussi évident que pour les meilleures créations nancéiennes. Le hall central de l’hôtel Mezzara (1910-1911) avec ses piliers métalliques et sa verrière zénithale peut ainsi être facilement identifié à une clairière.
Une autre similitude entre les œuvres de ces deux architectes est l’emploi occasionnel de « matériaux pauvres »[18] comme le grillage. Mais à cette différence près que chez Guimard on peut y voir comme l’affichage d’un pragmatisme quelque peu désinvolte, alors que chez Gaudí nous soupçonnons une certaine ostentation de l’humilité.
Il est hautement improbable que Guimard et Gaudí se soient jamais rencontrés. Nous ignorons même ce que l’un a pu penser de l’œuvre de l’autre. Les seules occasions où Guimard a pu prendre connaissance des travaux de son confrère catalan c’est à l’occasion de l’exposition de dessins et de maquettes de la Sagrada Familia au salon de la Société Nationale des Beaux-Arts en 1910, présentation combinée à la publication d’un article dans la revue L’Art et les artistes[19]. Gaudí n’a pas fait le déplacement à Paris et cette présentation, financée par son mécène Eusebi Güell, est d’ailleurs passée quasiment inaperçue dans un contexte où la perception de l’art moderne espagnol était teinté d’une certaine condescendance et où le génie de l’architecte catalan n’était ni compris ni admis en France. Malgré les similitudes que nous avons mentionnées, leur art était alors engagé dans des directions différentes et la volonté de production sérielle de Guimard n’était pas une préoccupation chez Gaudí.
Frédéric Descouturelle
Merci à Nicolas Horiot, spécialiste de la Salle Humbert de Romans, qui nous a apporté des précisions très utiles.
Notes
[1] BASSEGODA I NONELL, Joan, Las Conversaciones de Gaudí con Juan Bergos, Hogar y arquitectura, revista bimestral de la obra sindical del Hogar, 1974.
[2] PUIG BAODA, Isidre, El Pensament de Gaudí, Col.legi d’Arquitectes de Catalunya i Baleares, Barcelone, 1981.
[3] BONET I ARMENGOL, Jordi, L’últim Gaudí, Portic, 2000. Jordi Bonet, dont le père avait dirigé les travaux de la Sagrada Familia, a lui aussi contribué à la poursuite de sa construction en introduisant la conception assistée par ordinateur.
[4] MARAGALL, Joan, Fora del temps, 1907. Cité par César Garcia Alvarez, Gaudí, catalogue de l’exposition, Musée d’Orsay, Hazan, 2022.
[5] DESCOUTURELLE, Frédéric, Encore des chats !
[6] L’Union syndicale des Architectes Français, fondée en 1890 regroupait initialement les architectes non diplômés par l’École nationale des Beaux-Arts. Elle est vite devenue le rassemblement de la mouvance rationaliste et prônait le rapprochement avec le monde des entreprises et l’emploi des nouveaux matériaux.
[7] Construit en 1903 au Grand Palais pour l’Exposition de l’Habitation.
[8] Cette méthode de poutres armées consiste à recouper les poutres dans le sens longitudinal, inverser le sens d’une des deux moitiés et les joindre par boulonnage en insérant un feuillard métallique au centre. Elle rigidifie ainsi la poutre en évitant le gauchissement du bois. Utilisée pour le château de Chambord, lors de sa construction au XVIe siècle ou lors de réaménagements au XVIIe siècle, cette méthode est décrite par Viollet le Duc dans L’Histoire d’une maison (chapitre XXI, p. 188-189). Il s’en est lui-même servi lors de la reconstruction du château de Pierrefonds. Elle n’aurait donc pas dû heurter ses disciples.
[9] Ou plutôt signé d’un curieux pseudonyme : « En quels termes galants ces choses-là sont dites », inspiré du Misanthrope de Molière.
[10] Nous ne connaissons d’Élie Leduc que le fait qu’il ait signé en 1902 un ouvrage consacré aux chaux et aux ciments.
[11] Il y a peut-être ici un clin d’œil au poème « La Légende de la nonne » de Victor Hugo.
[12] CHAMPIER, Victor, « Le Castel Béranger, Hector Guimard architecte », Revue des Arts Décoratifs, janvier 1899.
[13] Néanmoins, en 1898, dans ses premiers plans pour la Salle Humbert de Romans, Guimard avait prévu d’utiliser les briques de verre Falconnier au niveau du lanterneau central, comme l’avait fait Louis Bonnier en 1895 pour la verrière zénithale du magasin de Bing, rue Chauchat. Le choix de ce matériau aurait eu pour effet d’alourdir un peu la voûte mais était surtout aventureux au sommet d’une structure en bois sans doute insuffisamment rigide. Dans ses plans ultérieurs, il y a renoncé.
[14] GUIMARD, Hector, « La Renaissance de l’art dans l’architecture moderne », Le Moniteur des Arts, 7 juillet 1899.
[15] CHAMPIER, Victor, ibid.
[16] DESCHARNES, Robert ; PRÉVOST, Clovis, Gaudí vision artistique et religieuse, p 165, Edita, Genève, 1969. On lira aussi avec intérêt l’article d’Isabelle Morin Loutrel « Le rationalisme de Gaudí au regard des architectes français » qui compare les architectures de Guimard et de Gaudí, dans Gaudí, catalogue de l’exposition éponyme au musée d’Orsay, p. 95-103, Musée d’Orsay – Hazan, 2022.
[17] DESCOUTURELLE, Frédéric ; MIGNARD, André ; RODRIGUEZ, Michel, Guimard l’Art nouveau du métro, p. 92-93, La Vie du Rail, 2012.
[18] Nous avons signalé cette convergence dans notre article «La Casa Vicens de Gaudí à Barcelone ».
[19] LEBLOND, Marius-Ary, « Gaudí et l’architecture méditerranéenne », L’Art et les Artistes, 1910, vol. 11, pp. 69-76.
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