Le Castel Béranger, 14 rue Jean de La Fontaine, accès par le hameau Béranger. Noubliez pas de vous munir de votre pass sanitaire.
Ma grand-mère maternelle, Suzanne Richard, a travaillé auprès d’Hector Guimard de 1911 à 1919 au 122 rue Mozart à Paris. De cette collaboration sont restés quelques souvenirs.
Suzanne est née à Paris le 28 février 1894 au domicile familial, 18 rue des Archives. Son père Adrien était employé de commerce et son épouse, née Angèle Christe, couturière. Quelques années plus tard, le couple s’est installé à Ivry-sur-Seine pour y tenir un commerce de vins, bar et restaurant en bord du fleuve, à l’angle du quai d’Ivry et de la rue Victor Hugo.
Comme tous les riverains, ils ont été fortement impactés par la crue de la Seine de janvier 1910.
Suzanne a terminé ses études l’année suivante et s’est vue engagée, alors qu’elle n’avait que 17 ans, comme secrétaire sténodactylo par Hector Guimard en 1911. Hector Guimard était alors au faîte de sa renommée et c’est un homme de 44 ans qu’a découvert la jeune Suzanne.
Avant cette date, Guimard louait les locaux de son agence d’architecture au rez-de-chaussée et son appartement au second étage du Castel Béranger, sa première œuvre dans le style Art nouveau, dans le XVIe arrondissement de Paris. Mais en 1911, l’architecte a commencé à occuper sa nouvelle agence, au rez-de-chaussée du petit hôtel particulier qu’il s’est construit à peu de distance, au 122 avenue Mozart, sur une parcelle triangulaire particulièrement ingrate. Il en a débuté la construction en 1909, au lendemain de son mariage avec l’artiste-peintre d’origine américaine Adeline Oppenheim, fille d’un banquier juif de New York. Les époux ne se sont installés vraiment dans l’hôtel qu’en 1913, occupant le premier et le second étage. Adeline avait son atelier de peinture au troisième, éclairé au nord par une grande baie. Cet immeuble est jusque dans ses moindres détails un des ouvrages les plus aboutis du « Style Guimard », remarquable notamment par la répartition des fenêtres et balcons dictée par le plan intérieur.
Au moment où Suzanne Richard a été embauchée, Guimard avait de nombreux chantiers en cours, réalisés dans le style assagi qui était devenu le sien, moins coloré, plus calme et plus élégant, profitant des nombreux articles de bâtiments (fontes ornementales, modèles de staff, quincaillerie, etc.) qu’il faisait éditer auprès de fabricants. Avant la Première Guerre mondiale, son agence a édifié à Paris l’hôtel Mezzara au 60 rue La Fontaine (1910-1912), la synagogue de la rue Pavée (1914), l’hôtel Nicolle-de-Montjoye 7 rue Pierre-Ducreux, aujourd’hui rue René Bazin (1914), l’immeuble Franck 10 rue de Bretagne, (1914-1920) et à Saint-Cloud, la villa Hemsy (1913).
D’autre part, vers 1909, Guimard s’est résolu à devenir également un promoteur immobilier, profession que le code de déontologie des architectes (le Code Guadet, adopté en 1895) lui interdisait théoriquement. Il est ainsi devenu actionnaire et président de la Société Générale de Constructions Modernes, domiciliée chez lui au 122 avenue Mozart. La réalisation la plus ambitieuse de cette société a été la construction de 1909 à 1911 de six immeubles se répartissant en deux groupes mitoyens : 43 rue Gros,17, 19 rue La Fontaine, d’une part et 8, 10 rue Agar, 21 rue La Fontaine, d’autre part. L’ensemble se situe de part et d’autre de la rue Moderne nouvellement créée, rebaptisée rue Agar du nom de la tragédienne qui a habité Auteuil à la fin de sa vie de 1870 à 1880 (dans l’immeuble mitoyen à droite de l’hôtel Mezzara).
Dans son livre consacré à Guimard paru dans la collection Découvertes Gallimard, Philippe Thiébaut écrit :
« [l’affirmation de la verticalité] triomphe dans l’ensemble de la rue La Fontaine où rien ne vient interrompre l’élan fluide et vigoureux des travées, en particulier dans celles des bow-windows. Cet élan naît au premier niveau d’un arc issu du gothique flamboyant qui dessine la porte d’entrée et s’achève par le jeu pittoresque et complexe où intervient le bois – des auvents, des toitures et des lucarnes. Le décor sculpté se soumet lui aussi aux impératifs d’asymétrie et de verticalité, mais de manière moins agitée et moins chiffonnée qu’au Castel Béranger. Plus de diables, plus de reliefs excessifs, mais de simples nervures et de fins enroulements aux extrémités bourgeonnantes. Les motifs légèrement galbés des balcons épousent le mouvement ondulatoire des façades, sans jamais nuire à leur rythme ascensionnel ».
Comme au Castel Béranger, pour des appartements qui étaient destinés à être loués, Guimard a pris en charge le décor fixe (cheminées, menuiseries, miroirs, moulures en staff). Et comme il l’a fait pour d’autres œuvres, il a médiatisé ce chantier, notamment par l’édition de nombreuses cartes postales dont Suzanne Richard gardait des exemplaires par devers elle. On peut lire aussi dans La Construction moderne du 10 novembre 1912 :
« On a inauguré dimanche la rue Agar, à l’entrée de laquelle un médaillon d’une belle et émouvante sobriété rappelle les traits de l’illustre tragédienne… Une estrade avait été dressée, abritée de drapeaux, entourée de plantes vertes. Alentour, toutes les fenêtres des nouveaux immeubles étaient fleuries, tous les balcons garnis de touffes de chrysanthèmes. Il semblait que les habitants, qui depuis peu sont entrés dans ces maisons neuves, eussent voulu par là prouver leur gratitude à l’architecte. Ils le peuvent ; nous avons visité quelques appartements : leur distribution pratique et confortable convient absolument aux exigences de la vie actuelle. Leur décoration, empreinte de ce caractère nouveau qu’ont toutes les œuvres de M. Guimard, est sobre et jolie ; les débauches de ce qu’on a appelé le « Modern Style » sont oubliées. M. Guimard après quinze ans d’effort, ayant épuré son dessin et simplifié ses lignes, paraît en possession de ce qu’il cherchait. »
Hector Guimard était un patron proche de son personnel, témoin cette carte postale écrite sur le paquebot RMS Lusitania & Mauretania de la Cunard qui le conduisait en Angleterre en 1912 et qu’il a envoyée au « Personnel des/bureaux Guimard/120 rue Mozart/Paris XVIe/France » :
« Sur ce bateau qui marche depuis 3 heures, je vous envoie tous mes regrets de vous avoir quittés et mon désir de vous retrouver bientôt pour vous remercier de votre dévouement et vos bons soins. Hector Guimard. »
Second exemple de sa sollicitude, le 16 février 1914 [1]), il a envoyé de Gstaad en Suisse à « Mademoiselle Suzanne Richard/Bureau de Mr H. Guimard/122 av. Mozart/Paris France », sur une carte postale représentant un skieur dans les montagnes enneigées, le mot suivant :
« Voilà où je vous enverrai prendre vos vacances lorsque nos entrepreneurs vous auront trop fait faire de mauvais sang. J’espère revenir complètement d’aplomb et que tous 4 nous saurons nous rendre agréables à tous en menant avec succès nos affaires. Souvenir affectueux. HG. »
Comme l’agence de Guimard gérait les appartements du groupe d’immeubles des rues Gros, La Fontaine, Agar, il est probable que Suzanne a pu disposer de facilités de logement dans des appartements vacants. Elle a ainsi logé au 7 rue Agar autour de mars 1918 où elle recevait les courriers de son fiancé Pierre Loilier[2].
Les deux immeubles du 7 et du 9 rue Agar[3] sont d’un niveau de prestige moindre que ceux des rues Gros et La Fontaine. Ils n’ont pas d’escalier de service et comportent trois appartements par étages. Outre la salle-à-manger, chaque appartement ne dispose que d’une chambre, sauf au 7 où l’un des trois appartements de chaque étage en a deux.
Suzanne entretenait sans aucun doute d’excellentes relations avec le couple Guimard. Pour preuve, l’artiste-peintre américaine a réalisé son portrait qu’elle lui a offert au moment de son mariage le 30 juillet 1918. Le dessin est présenté dans un cadre en bois réalisé par Hector Guimard, dans son style bien reconnaissable[4].
Ce mariage a eu lieu à la mairie du XIIIe arrondissement à Paris.[5]
L’un des témoins de mariage de Suzanne Richard n’était autre qu’Hector Guimard.
Le jeune couple a ensuite brièvement occupé un atelier d’artiste au 6ème étage de l’immeuble du 19 rue La Fontaine de juin à octobre 1918. Suzanne le signale dans l’une des cartes photos qu’elle possédait. Ce type de logement devait particulièrement plaire à Pierre Loilier qui dessinait et peignait.
Ils ont ensuite été logés dans un appartement au second étage du 9 rue Agar jusqu’au début de 1919, ainsi que le montre Suzanne sur une carte postale de la série éditée par Guimard. Elle a indiqué fautivement au dos de la carte qu’il s’agissait du 7.[6]
Puis ils ont définitivement quitté Paris pour se fixer dans un premier temps à Sannois (en Seine-et-Oise, actuellement dans le Val d’Oise) où est né leur premier enfant, Jean, le 26 octobre 1919. Une fois la ferme de Bellevue appartenant à Charles Loilier remise en état après les importantes destructions subies par le village de Neufchâtel-sur-Aisne (dans l’Aisne) à la fin de la guerre, le couple a emménagé dans les annexes habitables. Leur deuxième enfant, Madeleine (ma mère), y a vu le jour le 11 juin 1923, quelque temps avant la fin de la reconstruction de la ferme. Pour Suzanne, il s’est agi d’un complet changement de vie : la jeune parisienne est devenue femme d’exploitant agricole…
Par la suite, après avoir quitté la ferme, le couple Loilier a habité à Menneville, près de Neufchâtel, dont Pierre a été maire pendant près de quarante ans. Parallèlement, ils occupaient à Reims, 5 rue Noël, l’appartement du père de Pierre, Charles, décédé en 1943, qu’ils ont vendu pour en acheter un autre 14 rue des Élus au début des années 60. Suzanne est décédée dans cette ville, bien plus tard, le 14 mars 1978 à 84 ans
Hervé PAUL
avec les contributions de Frédéric Descouturelle et de Marie-Claude Paris
Notes :
[1] Communication de M. Montamat.
[2] Pierre Loilier était le fils aîné de Charles Loillier, un négociant en laine rémois, et d’Octavie Delpoux. Il est né à Reims le 8 avril 1891. Suzanne a été sa marraine de guerre avant de devenir sa fiancée.
[3] Les immeubles du 7 et 9 rue Agar ont par la suite été renumérotés 10 et 8, mais le 8 a conservé sa plaque de numéro de maison « 9 » en « fonte Guimard ».
[4] Lors de l’exposition d’Adeline Guimard à Paris à la Galerie Lewis & Simmons, du 12 au 27 Janvier 1922, le portrait aux crayons de couleurs n° 28 mentionne « Mme Loilier à Reims. »
[5] Les adresses des époux qui figurent sur l’acte de mariage sont en fait celles de leurs parents respectifs : rue du Château-des-rentiers pour elle, et boulevard Saint-Marcel pour lui. Charles Loilier, le père de Pierre avait en effet dû quitter Reims dès le début de la guerre. Ses entrepôts de laine avaient brûlé le jour même de l’incendie de la cathédrale le 19 septembre 1914.
[6] Cette erreur s’explique par le fait qu’au moment où elle a rédigé ces annotations, Suzanne s’est sans doute référée à une autre carte postale de la même série qu’elle possédait où figure le plan initial de l’ensemble immobilier. Or ce plan n’est pas celui du programme qui a été effectivement réalisé, mais celui du plan initial de Guimard de 1911 où les deux immeubles du 7 et du 9 étaient inversés, avec le plus étroit (le 7) se trouvant à gauche et le plus large (le 9) à droite. Nous ne pourrons pas savoir s’il s’agissait d’un logement différent de celui de mars 1918 au 7 rue Agar (si l’adresse de l’enveloppe était alors correcte) ou bien du même logement (si l’adresse de l’enveloppe était erronée).
Charles Bilas, auteur de ce guide, vous convie à une promenade qui se terminera à l’ancien atelier de Guimard au Castel Béranger.
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Cette panne nous a empêché de vous avertir de notre participation aux Journées Européennes du Patrimoine pendant lesquelles nous avons présenté au public l’ancienne agence d’architecture de Guimard au Castel Béranger. Malgré cela, nous avons eu une fréquentation tout à fait satisfaisante, notamment par les habitants du quartier. Nous renouvellerons bientôt cette présentation sous d’autres formes et vous en serez avertis.
En attendant, ne manquez pas de consulter sur notre site l’excellent article de Mme Isabelle Gournay, Les multiples Auteuils de Guimard, originellement paru dans le catalogue des expositions américaines consacrées à Guimard. Il a été traduit en français et nous avons eu le plaisir d’y apporter quelques petits compléments.
Le bureau du Cercle Guimard
Pour les Journées Européennes du Patrimoine, le Cercle Guimard organise des visites de l’agence de Guimard au rez-de-chaussée du Castel Béranger, le samedi 18 septembre de 10 h 30 à 18 h 30.
Les visites sont gratuites, sans réservation, avec pass sanitaire, dans la limite d’une jauge. L’accès aura lieu par le hameau Béranger au 18 rue Jean de La Fontaine.
Avant la construction du Castel Béranger, Hector Guimard habitait et travaillait au 64 bd Exelmans. Dans le nouvel immeuble de la rue La Fontaine, sa première œuvre de style Art nouveau construite de 1895 à 1898, il s’est réservé une partie du rez-de-chaussée pour son agence d’architecture, transférée en juin 1897 et un nouveau logement au deuxième étage. Cette agence comportait plusieurs pièces : une salle d’attente, un atelier donnant sur le hameau Béranger où il pouvait loger environ trois dessinateurs et une grande pièce double donnant sur la rue La Fontaine, séparée en deux par son bureau. Seule la partie avant nous est connue par une photo reproduite sur une carte postale. La partie arrière de la pièce abritait probablement un ou deux autres employés, dont une secrétaire. Vers 1911, Guimard a transféré son agence dans son hôtel particulier construit avenue Mozart à partir de 1909 dans son style moderne plus assagi.
La totalité de cette agence a été décorée de 1897 à 1900 dans le premier style moderne de Guimard qui y a réalisé un investissement coûteux dans le but de plonger ses visiteurs dans un univers entièrement maîtrisé par lui. Une partie de cet aménagement a été réinstallé dans la nouvelle agence de l’avenue Mozart. Rue La Fontaine, certains décors muraux sont encore visibles mais peu d’éléments du mobilier ont survécu.
La villa Hemsy, construite par Guimard en 1913 à Saint-Cloud sera accessible le samedi 18 septembre pour les Journées Européennes du Patrimoine, sur réservation uniquement et avec présentation du pass sanitaire.
Les dates de la double exposition américaine consacrée à Guimard ont été fixées comme suit :
* New York – Cooper Hewitt, Smithsonian Design Museum : How Paris Got Its Curves.
Du 17 novembre 2022 au 21 mai 2023.
* Chicago – The Richard H. Driehaus Museum : Hector Guimard: Art Nouveau to Modernism
Du 22 juin 2023 à début janvier 2024.
En attendant, le catalogue, édité par Yale University Press, New Haven and London en association avec le Richard H. Driehaus Museum, est disponible sur commande, chez les libraires ou par internet. Il s’agit d’un beau livre de 222 pages, très illustré, contenant des articles de premier plan, réunis par David A. Hanks.
Parmi ces articles, nous avons choisi de traduire celui de Mme Isabelle Gournay (pp. 42-53) que nous avions eu le plaisir d’accueillir au Castel Béranger lors de son passage à Paris avant le premier confinement. De nationalité française et vivant aux États-Unis, elle est diplômée en architecture par l’École nationale des Beaux-Arts de Paris et docteure en histoire de l’Art de l’Université de Yale.
Cet article, consacré aux multiples facettes du quartier d’Auteuil, berceau de l’œuvre de Guimard, complète de façon très heureuse la série d’articles que nous avons publiés ces dernières années concernant l’entourage familial, relationnel et professionnel de Guimard :
Protéger le patrimoine Art nouveau parisien : initiatives et réseaux dans l’entre-deux-guerres
Hector Guimard et la famille Nozal, première partie
Hector Guimard et la famille Nozal, seconde partie
Albert Adès, un écrivain égyptien juif francophone dans l’entourage d’Hector et d’Adeline Guimard.
Les relations amicales du couple Guimard-Oppenheim en 1908-1909
De Lyon à Paris, Hector Guimard et ses proches : famille, voisins et clients
Les architectes Guimard réunis par la famille Oppenheim
De nouvelles informations sur la sépulture Grunwaldt
Pour cette traduction française, réalisée par notre ami Alan Bryden, nous avons pu apporter quelques petits éléments complémentaires au texte de Mme Gournay qui les a acceptés avec libéralité. Pour les illustrations, nous avons remplacé certaines images du catalogue par des vues en cartes postales et nous avons refait le plan du quartier d’Auteuil en respectant l’idée de l’auteure de plusieurs regroupements de constructions de Guimard, tout en introduisant pour la première fois la localisation de ses domiciles successifs.
F. D.
Les multiples Auteuils d’Hector Guimard
La carrière d’Hector Guimard (1867-1942) s’est déroulée à Auteuil, et c’est dans ce quartier le plus méridional du XVIe arrondissement que se trouvent la majorité de ses bâtiments encore existants. À dix-huit ans, il décida de ne plus habiter chez ses parents dans le XVIIe arrondissement ou près de ses écoles (des Arts Décoratifs et des Beaux-Arts) sur la rive gauche. Il s’installa chez sa marraine, Appolonie Grivellé[1], au 147, avenue de Versailles, et demeura à Auteuil jusqu’à son émigration en Amérique en 1938. Cet enracinement fut un facteur décisif dans une double carrière de praticien local et d’« architecte d’art » aux ambitions internationales, apôtre incontournable de l’« art total » [2]. La bourgeoisie catholique possédant des terrains à Auteuil fit localement appel à Guimard, pour ses résidences privées et des immeubles de rapport, mais aussi pour des monuments funéraires et des villas de banlieue ou de bord de mer. Comme le prouvent les débuts de Frank Lloyd Wright (1867-1959) à Oak Park, près de Chicago, à la même époque, recruter ses clients parmi des voisins partageant les mêmes idées, ou y étant simplement ouverts, n’était pas une démarche inhabituelle pour un architecte progressiste établissant sa propre agence.
Au-delà de sa réputation actuelle de traditionalisme huppé, Auteuil est un palimpseste fascinant, une superposition de « lieux de mémoire » datant de l’ancien régime aux Années Folles, de l’hôtel particulier où Abigail et John Adams[3], fuyant l’agitation de Paris, choisirent de vivre avec leurs deux fils, à la maison conçue par Le Corbusier (187-1965) pour le collectionneur Raoul La Roche. Cet héritage architectural et urbanistique aux multiples facettes nous permet également de contextualiser le travail de Guimard, dont les secteurs d’activité forment différents périmètres.[4]
Nous présentons dans cet article le résumé du mémoire de Master 1 Patrimoine et musées, qu’a récemment soutenu Mme Adèle Roussel à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne sous la direction d’Éléonore Marantz. Elle nous avait contacté en février 2021 et, comme nous le faisons régulièrement pour des étudiants, nous l’avons renseignée en lui demandant de nous envoyer, le moment venu, le résumé de son mémoire.
Présentation du sujet de recherche
Si le corpus des réalisations architecturales d’Hector Guimard est parfaitement connu, si les recherches sur l’architecte se sont affinées et consolidées au cours des cinquante dernières années, Guimard peut être abordé sous l’angle de la redécouverte de son œuvre par une étude saisissant le chemin parcouru de la constitution des savoirs à la reconnaissance, des destructions aux protections, de la valorisation à la promotion. Ce travail tâche de comprendre par quels moyens l’architecture de Guimard, louée autant que rejetée, avant d’être mal aimée, détruite, s’est métamorphosée en « objet culturel », construisant histoire et conscience patrimoniale. Autrement dit, cette étude entend analyser le processus de patrimonialisation de l’œuvre d’Hector Guimard.
Pour saisir le passage d’un « Style Nouille »[1] à une « Architecture souriante »[2] et analyser convenablement le cas de Guimard, une organisation chrono-thématique de l’argumentation est apparue comme la plus appropriée. Les premiers défenseurs d’Hector Guimard et de son architecture font entendre leur voix dès les années 1960, une décennie paradoxale au cours de laquelle tout commence : dangers, réactions émotionnelles et protections patrimoniales. Une décennie au cours de laquelle tout se poursuit, entre désamour durable et démolitions architecturales. Les tentatives de patrimonialisation débutent doucement, mais leur évolution ne sera réellement palpable qu’à partir des années 1970. Dès lors, des progressions dynamiques et continuelles permises par les actions concrètes d’acteurs aux profils hétéroclites, bouillonnent pour enfin triompher dans les années 1990. C’est le résultat de nombreuses années de recherches historiques et de travaux sur l’architecte, appréciable à l’occasion de la première exposition monographique en France en 1992 qui commémore le cinquantième anniversaire de la disparition d’Hector Guimard. L’œuvre de l’architecte – ou plutôt l’œuvre du métropolitain – ne cesse de se diffuser massivement par l’image et suscite l’intérêt des voyageurs internationaux en lien avec un développement du tourisme culturel qui perçoivent les entrées du métro comme un symbole spécifiquement parisien.
Résumé
Comment résumer la patrimonialisation de l’œuvre d’Hector Guimard ? Une histoire aussi riche que complexe dont l’analyse côtoie maints champs disciplinaires, autant politiques, économiques, que sociétaux. Une aventure parfois malheureuse et décevante, mais emplie d’espoir puis couronnée de belles victoires. C’est un récit sans conteste évolutif, d’abord notablement long à se mettre en place avec une légitimité périlleuse à s’imposer. Puis, une fois le processus enclenché, c’est promptement que les étapes se succèdent. Les regards changent, l’histoire du goût évolue, les actions se multiplient. L’étude de la patrimonialisation de l’œuvre de l’architecte commence dès les années 1960, décennie intéressante pour les manques de considération qui se heurtent aux premières initiatives personnelles. Cela s’engage avec un goût d’amertume pour l’architecture Art nouveau. Hâtivement, ce mouvement est rejeté, haï, méprisé et moqué. Ces réactions fortes et violentes sont contextuelles : l’Art nouveau était associé à la guerre et le désir de s’éloigner de tout ce qui était moderne se manifestait. Hector Guimard, tombé en désuétude par un concours de circonstances lié au manque d’archives et à une ignorance entretenue par une dispersion de ses collections, est lourdement détruit. Son œuvre subit les affres des cycles de démolitions dès la fin des années 1950. Cette décennie 1960 est le moment où ces actes sont jugés injustes et condamnables. La presse écrite devient alors le vecteur privilégié pour s’insurger, comme en témoigne la campagne lancée en vain pour la sauvegarde du Castel Henriette. C’est un moment où se cristallisent émotions et réactions collectives, symbolisant l’entrée de l’œuvre d’Hector Guimard dans la chaîne patrimoniale dont le mécanisme est analysé par la sociologue Nathalie Heinich[3]. Ce phénomène également observable à l’international, voit se déployer un cas similaire avec la Maison du Peuple de Victor Horta à Bruxelles, démolie en 1965. En parallèle se forme un premier collectif d’« Hectorologues », acteurs engagés dont la volonté de faire reconnaître l’œuvre de l’architecte est déterminée. L’année 1968 est marquée par l’exceptionnelle découverte de dessins constituant le fonds Guimard sous la houlette d’Alain Blondel et d’Yves Plantin, favorisant un pas de plus vers la connaissance. Du côté des politiques publiques, le temps est bien plus long. Une première liste de campagne thématique est dressée en 1963 à l’initiative d’André Malraux dans l’optique de valoriser des architectures représentatives des XIXe et XXe siècles. Le choix des édifices est délégué à la Commission des monuments modernes, créée à cet effet et dirigée par Maurice Besset et Ionel Schein. Par la suite, la Commission supérieure des monuments historiques octroie des mesures d’inscriptions au Castel Béranger, à l’hôtel particulier de Guimard et à la synagogue de la rue Pavée entre 1964 et 1965. Le milieu des années 1960 est aussi favorable pour une poignée d’entrées du métropolitain qui est inscrite à l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques. Une notable étape quant à la reconnaissance de l’œuvre de l’architecte à l’échelle de l’État. Une phase qui, par ailleurs, s’inscrit dans une première extension de la notion de « patrimoine » qui est de l’ordre chronologique[4]. De l’Antiquité jusqu’aux ouvrages modernes en passant par le Moyen-Âge, la fourchette chronologique n’a cessé au fil du temps d’être plus ouverte. Enfin, cette décennie voit aussi se développer de nouvelles approches historiographiques parmi lesquelles le domaine culturel est davantage pris en compte.
L’histoire d’Hector Guimard et de son œuvre se construit et s’enrichit à partir des années 1970 et dans les décennies qui suivent. Ses réalisations atteignent une légitimité, leur esthétique est de nouveau progressivement appréciée s’inscrivant dans une évolution de l’histoire du goût. L’œuvre de l’architecte suscite curiosité et intérêt, son corpus se constitue, son histoire est explorée et contée par l’écriture, les travaux approfondis se multiplient et présentent régulièrement au grand jour de nouvelles découvertes. La première exposition consacrée exclusivement à Hector Guimard se tient au Museum of Modern Art en 1970. L’architecte – pas nécessairement plus connu à New-York qu’à Paris – avait déjà fait l’objet dans ce musée de plusieurs expositions thématiques depuis 1936. En 1971, l’exposition du MoMa est déplacée au musée des Arts Décoratifs de Paris, mais la forme demeure bien différente : les réalisations de l’architecte sont alors confondues avec celles d’autres créateurs. Plus tard, l’extension chronologique de la notion de patrimoine se poursuit et s’affirme avec la nouvelle campagne de protection de Michel Guy consacrée aux architectures du XIXe et du XXe siècle de manière élargie, entraînant cinq inscriptions pour Hector Guimard. La fin des années 1970 est marquée par l’importante campagne de protection de toutes les entrées Guimard du métropolitain : l’ensemble des ouvrages subsistants est inscrit par un arrêté collectif en 1978. Alors jusque-là considérées comme relevant davantage d’éléments de mobiliers urbains, les entrées du métropolitain font l’objet d’un nouvel intérêt allant de pair avec un autre élargissement de la notion de patrimoine, une extension catégorielle[5].
Dans les années 1980, l’intérêt à l’égard des réalisations d’Hector Guimard est grandissant, elles sont défendues par le modèle associatif, photographiées, immortalisées. Le patrimoine est au cœur de nombreuses initiatives, l’année 1980 est désignée « Année du Patrimoine ». La patrimonialisation d’Hector Guimard connaît un moment clé en 1992 pour plusieurs raisons. D’abord, la première exposition monographique sur l’architecte en France se tient au musée d’Orsay. Entre complexité et vision commune, l’exposition se veut différente de celles précédemment effectuées. C’est un moment où l’état des connaissances sur l’architecte est particulièrement avancé, traduisant d’un important contraste avec l’ignorance des décennies passées. Par ailleurs, l’année 1992 voit également l’octroi d’une mesure de classement intégral par décret le 31 juillet, celle du célèbre Castel Béranger. C’est une étape importante dans l’histoire de l’œuvre d’Hector Guimard souffrant néanmoins d’un manque de représentativité dans un musée qui lui serait dédié. Un manque de représentativité qui se ressent également dans la diffusion de son ensemble. En effet, les réalisations pour le métropolitain font l’objet d’une communication très privilégiée et sont massivement diffusées par l’image. Laissées à l’inspiration des illustrateurs ou mises en scène comme décor et photographiées pour des publicités, les entrées du métro sont associées à la capitale française. Les diffusions se font aussi matériellement car les entrées Guimard participent à différents échanges culturels entre la RATP et des compagnies de métro étrangères, contribuant à enrichir la connaissance d’une petite partie de l’œuvre de l’architecte à l’international.
Au fil du temps, les destinations touristiques sont de plus en plus nombreuses, et les voyageurs de plus en plus présents, cela devient un phénomène mondial. Le tourisme international naît au XXe siècle, il ne cesse d’être plus croissant depuis les années 1950 et explose dans les années 2000. Plusieurs types de tourisme vont même se dessiner, le tourisme culturel apparaît dès les années 1960, certainement en lien avec les préoccupations des institutions internationales telles que l’Organisation mondiale du tourisme (OMT), l’UNESCO ou l’ICOMOS à l’égard des identités territoriales et culturelles des populations locales et de leurs interactions[6]. L’important développement du tourisme culturel va induire des valorisations patrimoniales de la part des territoires, le patrimoine devient donc progressivement une ressource exploitée par les acteurs locaux[7]. Aussi, le patrimoine a acquis une nouvelle finalité : celle de constituer un intérêt touristique à l’égal d’une industrie[8]. Cela va de pair avec la diffusion massive de l’image à l’échelle mondiale pour favoriser l’attrait et le désir des voyageurs en leur montrant par divers supports, les lieux ou objets emblématiques d’un site. La question de l’image est intéressante car elle participe de manière significative à la construction d’une patrimonialisation. La géographe Maria Gravari-Barbas expose en effet que « Les images sont au cœur du processus de patrimonialisation : la diffusion des images d’objets, monuments, sites ou paysages contribue à leur « mise en désir » et joue un rôle souvent décisif dans leur constitution en tant que patrimoines »[9]. Il semblerait que l’image purement touristique par la représentation d’objets entourant l’architecture d’Hector Guimard demeure assez fragile. Il existe une collection de diverses représentations touristiques de son œuvre à retrouver un peu partout dans la capitale, néanmoins, l’échelle de cette production n’atteint guère l’ampleur des monuments dits incontournables tels que la cathédrale Notre-Dame de Paris, l’Arc de Triomphe, la basilique du Sacré-Cœur, et moins encore la tour Eiffel qui tient la première place. Par ailleurs, il est incontestable que l’œuvre de l’architecte souffre à nouveau d’un manque de représentativité, les ouvrages ornant les entrées du métropolitain parisien constituant pratiquement l’exclusivité de l’image touristique. Cette image qui est véhiculée est celle d’une ambiance, d’une atmosphère liée à un Paris d’antan, un charme ancien connu et reconnu à l’international. L’ensemble de l’œuvre de l’architecte est encore restreint à ces réalisations, ne favorisant en rien la connaissance de l’intégralité de son travail.
Finalement, la patrimonialisation de l’œuvre de l’architecte s’est constituée à mesure que la notion de patrimoine s’est elle-même développée. Elle a suscité un intérêt massif et grandissant au fil des décennies, le nom d’Hector Guimard est aujourd’hui bien connu. Malgré tout, l’ensemble de son œuvre demeure associé et réduit aux seules entrées du métropolitain, mobilier urbain très familier aux yeux des Parisiens qui ont chaque jour l’habitude de les apercevoir ou de les franchir. Par ailleurs, l’état de toutes les protections au titre des monuments historiques existantes demeure notoirement insuffisant pour les réalisations d’Hector Guimard, la grande majorité étant des mesures d’inscriptions en façades-toitures uniquement. Aussi, il est possible de conclure que, d’une certaine manière, la patrimonialisation de l’œuvre d’Hector Guimard est toujours en construction et demeure pour l’heure inachevée.
Remerciements
Je tiens à remercier chaleureusement le Cercle Guimard, Frédéric Descouturelle, Alain Blondel et Laurent Sully Jaulmes pour le temps qu’ils m’ont consacré, pour les échanges fascinants et leur bienveillance. Un grand merci également à Agathe Bigand-Marion pour ses nombreux conseils, pour ses propos riches et passionnés qui furent tout à fait éclairants pour mes recherches.
Enfin, mes remerciements vont aussi naturellement à Monsieur François Loyer pour son précieux temps et ses connaissances qui furent essentielles pour nourrir mes réflexions et construire mon argumentation.
Adèle Roussel
Notes
[1] Expression méprisante qui a vu le jour dans les années trente et qui continue à être employée par les non-connaisseurs de ce style.
[2] Expression employée par des spécialistes de l’UNESCO pour qualifier positivement l’Art nouveau, « Architecture souriante » qui rappelle une esthétique de « joie de vivre » dans : Hans-Dieter Dyroff, « Architecture souriante » Projet international d’étude et d’action », Revue Museum international publiée par l’UNESCO, n°167, 1990, page 182.
[3] Nathalie Heinich, La fabrique du patrimoine : de la cathédrale à la petite cuillère, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2009.
[4] Ibid., page 17.
[5] Ibid., page 18.
[6] Voir : Saskia Cousin, « Le « tourisme culturel », un lieu commun ambivalent. » Anthropologie et Sociétés, volume 30, numéro 2, 2006, pp. 153-173.
[7] Voir : Maria Gravari-Barbas, Sébastien Jacquot, Atlas mondial du tourisme et des loisirs, Du Grand Tour aux voyages low cost, Paris, Ed. Autrement, 2018, page 46.
[8] Voir : Robert Hewison, The Heritage Industry: Britain in a Climate of Decline, Londres, Methuen, 1987.
[9] Maria Gravari-Barbas (dir.), Le patrimoine mondial, mise en tourisme, mise en images, Paris, Ed. L’Harmattan, 2020, page 5.
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