Paul Horn, un élève de Guimard actif à Strasbourg

Les études concernant Guimard (1) font en général l’impasse sur ceux qui furent ses élèves.

stockfeld001-minC’est à l’occasion d’une exposition consacrée à la Grande Percée de Strasbourg (2) que l’on peut découvrir qu’un des architectes de ce projet fut un collaborateur de Guimard.

Afin d’appréhender le contexte, un rappel historique s’impose.

A la suite de la guerre de 1870, l’Alsace et une partie de la Lorraine sont annexées par l’empire allemand. Strasbourg, qui doit devenir une vitrine du Reich (3), voit sa population doubler sous l’afflux de soldats, mais aussi de fonctionnaires, d’artisans, etc.

Otto Back (4) est nommé à la tête de l’administration municipale et décide de lancer un concours pour l’extension de la ville. A l’issue de celui-ci, la surface de Strasbourg va tripler, articulant avec bonheur la Neustadt (5) à la vieille ville. On comptera jusqu’à 2000 chantiers de construction par an !

Back meurt en 1906, laissant la place à Rudolph Schwander, maire élu, de tendance libérale sociale (6). Soucieux du développement économique de la ville, il décide de relier par le tramway la gare (7), la place Kléber (8) et le nouveau quartier de la Bourse, lui-même relié au port. Or, la vieille ville est un lacis de ruelles plus ou moins étroites, voire tortueuses et bordées d’immeubles vétustes, voire insalubres. Les logements des habitants les plus modestes comportent quelquefois des pièces sans lumière ni aération directes. Le manque d’hygiène fait le lit de la tuberculose, de la diphtérie, du typhus, etc.

Afin d’éviter toute spéculation, Schwander fait acheter en secret des centaines d’immeubles afin de permettre la création d’un boulevard de circulation de 18 mètres  de large dans le cœur historique. Mais avant de commettre l’irréparable, il fait inventorier et photographier les bâtiments remarquables devant céder la place. En vue de reloger les locataires chassés par les démolisseurs (9), le maire charge en 1910 Edouard Schimpf (10) de construire une cité-jardin au Stockfeld, à 6 kilomètres au sud du centre historique (11).

Une fois les démolisseurs passés, les architectes, par le biais de concours organisés par la ville, vont pouvoir prendre la relève.


Parmi ces derniers figure un certain Paul Horn (1879-1959).

Après une première formation à Mulhouse, Horn poursuit ses études à Strasbourg, puis à Karlsruhe. Il retourne à Mulhouse pour travailler au service d’architecture de cette ville en 1906 avant de poursuivre son cursus à Munich.

Fin 1907, il se rend à Paris chez Hector Guimard pour y travailler comme en témoigne une lettre de recommandation à entête « Hector Guimard, Architecte d’Art, Castel Béranger 16 rue Lafontaine » datée du 10 mars 1908 et rédigée de la main du maître.

Cette lettre (coll. part.) est ainsi rédigée : « Je soussigné certifie que Monsieur Paul Horn a été employé depuis le 1er décembre 1907 jusqu’à ce jour comme dessinateur Architecte et que pendant son séjour à mon bureau il s’est toujours montré sérieux et assidu. »

Horn poursuit ses études à Stuttgart avant de revenir à Mulhouse, où il ouvre un bureau en association avec Schimpf. Ce dernier est aussi un collaborateur de Fritz Beblo, architecte en chef des services de la ville de Strasbourg.

Horn, informé de l’opportunité exceptionnelle qu’offre la Grande Percée, va s’intéresser au tronçon qui s’étend entre la place Saint-Pierre-le-Vieux et la place Kléber, à savoir l’actuelle rue du 22 Novembre (12). Les parcelles sont proposées selon le principe de l’Erbaurecht (un bail proche de l’emphytéose). Dans ce régime, le candidat se voit mettre à disposition un terrain pour une durée de 65 ans, terme au bout duquel ledit terrain redevient propriété de la ville ainsi que la construction qui l’occupe. En outre, le preneur doit verser une rente annuelle de 4,3 % de la valeur du terrain. Enfin, les acquéreurs doivent posséder au moins 25 % de la somme nécessaire à la construction. En effet, soucieuse d’éviter les « dents creuses » dans la rue, la ville va proposer, via la SDG (13), un prêt pouvant atteindre 75 % du montant des travaux.

C’est ainsi que Paul Horn se portera acquéreur en 1913 des parcelles sises aux 13, 15, 21 & 24 de la rue du 22 Novembre, ainsi que le 9, place kléber. Pour se financer, il fait appel à sa famille (14), et contracte auprès de la SDG un prêt pour une durée de 50 ans à un taux de l’ordre de 5 %. L’importance de l’engagement financier implique que les immeubles soient rapidement rentables. C’est ainsi que le rez-de-chaussée de ceux-ci seront dévolus au commerce. Toujours dans un souci de rentabilité, il choisit des parcelles situées à un carrefour, et opte pour le béton armé (15), tant pour les fondations que pour la structure.

Les façades expriment un langage architectural emprunt d’historicisme. Ainsi les travées sont séparées par des pilastres d’ordre colossal, cependant que les éléments sont disposés symétriquement, conformément à une architecture classique. Les travées se décomposent en trois parties : un rez-de-chaussée surmonté d’un entresol qui se détache de la partie supérieure par une architrave et une corniche. Suivent trois étages carrés dont la verticalité est soulignée par des pilastres demi-engagés. Puis succèdent une nouvelle architrave et une corniche, éventuellement accompagnées d’un balcon pour distinguer l’étage attique, cassant ainsi l’impression de verticalité. La commission des façades encadre l’aspect de celles-ci et impose le choix du grès rose (16) comme revêtement. Horn réussira à négocier pour certains immeubles l’emploi de béton à base de calcaire coquillier.

stockfeld002-minLe 9, place Kléber mérite quelque attention : il est situé au bout de la rue du 22 Novembre (et porte aussi le n°1 de la rue des Francs-Bourgeois). Son emplacement est tout particulièrement privilégié puisque tous les passagers du tram descendant place Kléber passent devant cet immeuble. Horn va donc y aménager un restaurant, un salon de thé, des salles de jeux, et aux étages supérieurs des bureaux et des appartements.

La parcelle voisine, sise au 3, rue des Francs-Bourgeois (17) est acquise par la SDG en vue d’y construire un cinéma : l’Union Theater (18). Horn est chargé de la construction et de son aménagement. Son projet initial prévoit de marquer l’entrée du cinéma par une monumentale marquise d’influence guimardienne (19). Hélas, la commission des façades va recadrer l’enthousiasme de notre architecte qui devra revenir à une façade plus classique. La salle de projection, de style Napoléon III, est classée et restaurée.

Au 15, rue du 22 Novembre, Horn fait édifier un hôtel (20) dont il fera redécorer un salon entre 1926 et 1927 par Sophie Taeuber-Arp dans l’esprit du mouvement néerlandais De Stijl (21).

En 1922, André et Paul Horn obtiennent pour une durée de 90 ans la concession de l’aile droite de l’Aubette (place Kléber). Ils confient à Theo van Doesburg, Hans Arp et son épouse Sophie Taeuber-Arp la conception d’un ambitieux complexe de restauration et de loisirs, à savoir :

–  au rez-de-chaussée : un café-brasserie, un restaurant, un salon de thé, un bar, un bar américain, un caveau-dancing ;

–  à l’entresol : une salle de billard ;

–  au 1er étage : une grande salle de dancing-cabaret, une grande salle de fêtes pouvant servir de cinéma ou de danse.

Cet ensemble, conçu selon les principes du mouvement moderne De Stijl, sera considéré par certains spécialistes comme la « Chapelle Sixtine de l’art moderne ». En 1938, les frères Horn en cèdent la concession. Passée de mode, la décoration est masquée par son successeur, pour être redécouverte dans les années 1970. Cet ensemble sera classé quelques années plus tard, puis restauré entre 1975 et 2006.

stockfeld003-minNotes

(1) Cette remarque reste en général valable pour d’autres architectes de l’Art nouveau, comme Horta, van de Velde, ou Mackintosh, mais moins cependant pour Hoffmann, Wagner, ou Gaudí.

(2) http://archives.strasbourg.fr

(3) Mais aussi une ville de garnison, en raison de son emplacement stratégique.

(4) A lui seul, il cumulera les fonctions de maire et de conseil municipal.

(5) « Ville nouvelle » en allemand, que  l’on nomme aujourd’hui quartier allemand.

(6) C’est dans les quartiers les plus populaires qu’il obtiendra le plus de voix. La Neustadt, occupée par la bourgeoisie allemande, est, de fait, boudée par les Alsaciens de souche.

(7) Il s’agit d’une grande gare, nouvellement construite par les Allemands. La précédente, en cul-de-sac, datait de Napoléon III.

(8) La place la plus centrale de Strasbourg.

(9) Rien que le secteur compris entre la rue du Vieux-Marché-aux-Vins et la Grand’Rue verra la démolition de 126 maisons abritant 3460 habitants.

(10) Une exposition lui est consacrée au CAUE jusqu’au 15 avril 2010 (www.caue67.com).

(11) Cette cité-jardin, aujourd’hui classée mais ignorée des guides touristiques, fête ses 100 ans et fait l’objet d’une exposition commune avec celle de la Grande Percée.

(12) Cette voie, première partie du tracé de la Grande Percée, portait initialement le nom de Neue Straße (rue Neuve) avant d’être rebaptisée de la date de la libération de Strasbourg à l’issue de la 1ère guerre.

(13) La Süddeutsche Diskonto Gesellschaft, une banque de Mannheim, les banques alsaciennes étant trop frileuses pour s’engager dans ce projet.

(14) Entre autres ses frères André, pharmacien, et Camille, commerçant et sa mère.

(15) Ce matériau offre un coût plus avantageux que les techniques traditionnelles et sa mise en œuvre est beaucoup plus rapide.

(16) Matériau de prédilection des monuments strasbourgeois dont le premier exemple est la cathédrale.

(17) Hochstrasse à l’origine.

(18) Devenu cinéma U.T., puis ABC avant de s’appeler à l’heure actuelle cinéma Odyssée.

(19) Selon les termes de Florence Pétry (cf. bibliographie)

(20) Dénommé Excelsior à l’origine, il porte le nom d’hôtel Hannong à l’heure actuelle.

(21) Titre d’une revue et d’un mouvement artistique fondés en 1917 sous l’impulsion de van Doesburg, Piet Mondriaan, Gerrit Rietveld entre autres. Pour en savoir plus : http://fr.wikipedia.org/wiki/De_Stijl ou http://en.wikipedia.org/wiki/De_stijl ou http://nl.wikipedia.org/wiki/De_Stijl

Bibliographie

F. Pétry, La « Grande Percée » des rues à Strasbourg : la construction des frères Horn. Mémoire de maîtrise, Strasbourg, 2000.

F. Pétry, Paul Horn (1879-1959), Chantiers historiques d’Alsace, 2001, n°4, pp. 245-264.

http://nl.wikipedia.org/wiki/Paul_Horn_(architect)

http://fr.wikipedia.org/wiki/Aubette_(Strasbourg)

http://fr.wikisource.org/wiki/Notices_sur_l’Aubette_à_Strasbourg (article de van Doesburg)

http://www.musees-strasbourg.org/index.php?page=histoire-aubette