Objets Guimard — ou non — à la vente Sotheby’s du 16 février 2013

Notre association n’a pas pour vocation de servir de relais au marché de l’art. Cependant nous ne nous interdisons pas de commenter les lots de ventes passées ou à venir. Nos opinions ne sont pas sollicitées par les organisateurs des ventes et n’engagent que nous-mêmes. Elles sont susceptibles d’évoluer en fonction des recherches et des découvertes.

 

Vente Sotheby’s du 16 février 2013

Cette vente exceptionnelle ne propose rien moins qu’une partie de la collection d’un musée japonais, le Garden Museum qui était fermé depuis quelques années. Sa collection, essentiellement consacrée à l’Art nouveau avait été réunie à partir des années 1990 par le riche amateur Takeo Horiuchi conseillé par Alastair Duncan. Sa composante majeure, les créations des ateliers de l’américain Tiffany, avait fait l’objet d’une publication : Alastair Duncan, Louis C. Tiffany, The Garden Museum Collection, édition Antique Collectors’ Club, Woodbridge, 2004. Cette partie de la collection a déjà été dispersée aux USA en novembre et décembre 2012. Une autre partie, qui se vend à Paris chez Sotheby’s, comporte quelques pièces majeures de l’École de Nancy et aussi plusieurs lots proposés sous le nom de Guimard auxquels nous nous intéresserons dans cet article.

Trois meubles sont indéniablement de Guimard :

 

Une petite table en poirier (lot n° 94)

Elle faisait partie de l’aménagement du Castel Val à Auvers-sur-Oise, villa édifiée par Guimard vers 1903 à la demande de Louis Chanu, le frère de Mme Nozal. Pour cette construction, l’architecte imagine au moins deux ensembles destinés à meubler la salle à manger et le salon. C’est dans cette dernière pièce que prend place cette petite table. Guimard l’accompagne notamment d’un fauteuil, d’un canapé et d’un tabouret, parfois décrit comme un repose-pieds.

Elle est vendue à Drouot, parmi un lot d’autres meubles du Castel Val, le 05 juillet 1977 et semble disparaître ensuite durant une bonne vingtaine d’années, avant d’être à nouveau visible chez un antiquaire parisien, puis de partir au Japon pour être exposée au Garden Museum.

D’une manière générale, le mobilier conçu pour le Castel Val dont cette table fait partie, a marqué un tournant dans l’évolution stylistique de Guimard. L’exubérance et l’audace des premières années ont laissé la place à des lignes plus épurées et plus élégantes renforçant l’homogénéité du meuble. L’aspect chaleureux et doux de la matière a été rendu possible grâce à l’utilisation de plus en plus fréquente par Guimard de bois fruitiers tendres. Mais c’est ce qui a fait également la faiblesse de ces meubles d’exception : mal entretenus, ils ont mal vieilli.

Lorsque la table est découverte dans les années 60, elle est déjà très attaquée par les vers et ne sera sauvée que grâce à un traitement d’urgence. Aujourd’hui, malgré des dégâts visibles à l’œil nu, elle garde fière allure et peut être considérée comme un témoin de cette période charnière pour le style de Guimard.

 

Table, vente Sotheby's Paris, 16 février 2013 (lot n° 94).

Table, vente Sotheby’s Paris, 16 février 2013 (lot n° 94).

 

Une paire de chaises (lot n° 92)

Ces deux chaises, également en poirier, n’ont pas toujours été en si bon état. Une photo tirée du catalogue de la vente Binoche-Godeau, organisée à Paris le 20/03/1989, est là pour nous le rappeler. A cette date la garniture en cuir de l’un des dossiers avait déjà disparu tandis que l’autre était restée miraculeusement accrochée à son cadre en bois. Sur cette dernière, le monogramme, bien qu’à moitié effacé, était cependant encore suffisamment visible pour envisager la restauration qui interviendra ultérieurement.

 

Catalogue de vente Binoche-Godeau, Paris le 20/03/1989.

Catalogue de la vente Binoche-Godeau à Paris le 20/03/1989. Coll. part.

La photo du catalogue nous montre aussi que les garnitures des assises, certainement d’origine, étaient composées de lanières de cuir tressées, fixées tout autour de la ceinture du siège. Une observation fine de la photo des chaises du catalogue Sotheby’s permet de repérer l’emplacement des anciens clous fixant les lanières. La partie endommagée du bois a été restaurée par l’insertion d’une fine bande de bois courant horizontalement le long de la ceinture de l’assise.

Nous savons que Guimard a réalisé plusieurs modèles de chaises avec des assises à lanières, à des époques différentes. Au Salon d’Automne de 1904, il présente un modèle avec ce type de garniture. Les mêmes chaises sont exposées au Salon des Artistes Décorateurs de 1907. Enfin des chaises avec assise à lanières faisaient également partie de l’ameublement de la salle à manger de la villa La Bluette à Hermanville-sur-Mer.

Le catalogue de 1989 est surtout là pour nous donner une information importante sur l’origine de ce mobilier. Ainsi la paire de chaises proviendrait d’une certaine « Maison Dore à Paris ». Après quelques recherches, nous avons acquis la certitude qu’une faute d’orthographe s’était certainement glissée dans la notice descriptive. Il faudrait lire plutôt « Maison Doret »,  qui nous renvoie à une célèbre pâtisserie de la rue de Rome à Paris reprise à la fin des années 1890 par un certain André Lecante (1853-1912) qui en a également fait un salon de thé. Lecante avec un « L » comme une des trois lettres du monogramme du dossier…

 

Deux chaises, vente Sotheby's Paris, 16 février 2013 (lot n° 92).

Deux chaises, vente Sotheby’s Paris, 16 février 2013 (lot n° 92).

Cet ameublement inédit constitue donc une très belle découverte et nous ne manquerons pas de vous tenir informés de la suite de nos recherches.

Beaucoup moins rare que ces pièces d’ébénisterie, une jardinière GF en fonte (lot n° 96) provient de la fonderie de Saint-Dizier en Haute-Marne avec laquelle Guimard a entretenu, sans doute à partir de 1901, des relations assidues débouchant sur la création d’un répertoire pléthorique de fontes architecturales.

Ce modèle, dénommé « Jardinière GF » est référencée sur catalogue à partir de 1908 et a dû rencontrer un certain succès de vente puisque la fonderie a continué à le faire figurer sur ses catalogues au moins jusqu’en 1935. Sa première utilisation connue se fait par Guimard sur son propre hôtel, 122 avenue Mozart.

Le tirage présenté par Sotheby’s Paris avait précédemment été vendu par Christie’s Londres, le 12 mai 1999, lot n° 409.

Jardinière, vente Sotheby’s Paris, 16 février 2013 (lot n° 96).

Jardinière, vente Sotheby’s Paris, 16 février 2013 (lot n° 96).

Deux vitraux provenant du château des Gévrils (lot n° 95) avaient précédemment été vendus par Christie’s New York, le 11 juin 1999, lots n° 48 et n° 49.

 

Vitrail, vente Sotheby’s Paris, 16 février 2013 (lot n° 95). Précédemment vendu par Christie’s New York, le 11 juin 1999, lot n° 49. Ce motif avec grandes lignes verticales droites unilatérales est à rapprocher de l’un des trois vitraux de même provenance appartenant au musée d’Orsay. Selon le dessin GP 908 du musée d’Orsay, il pourrait correspondre à l’un des vitraux de la salle de billard.

Vitrail, vente Sotheby’s Paris, 16 février 2013 (lot n° 95). Précédemment vendu par Christie’s New York, le 11 juin 1999, lot n° 48. Ce motif avec grandes lignes verticales courbes est à rapprocher de l’un des trois vitraux de même provenance appartenant au musée d’Orsay.

 

Entre novembre 1897 et mars 1898 Guimard contribue à l’ameublement de trois pièces (la salle de billard, le petit salon et la salle à manger) du château des Gévrils à Dammarie-sur-Loing dans le Loiret. Plutôt qu’un château, il s’agit d’un petit manoir, propriété du pharmacien Albert Roy pour qui Guimard va construire peu après un petit hôtel sur le boulevard Suchet, à Paris, en 1898.

Pour les Gévrils, Guimard dessine plusieurs meubles (un canapé-vitrine et une cheminée-cadre de miroir destinés à la salle de billard et une petite banquette), des lambris ainsi que des cartons de vitraux destinés à garnir des fenêtres et des porte-fenêtres du rez-de chaussée. Nous connaissons par les archives de Guimard conservées au musée d’Orsay que la salle à manger comportait quatre fenêtres avec deux motifs différents (à l’endroit et inversés) et que l’ensemble salle de billard/petit salon comportait cinq fenêtres garnies de deux motifs différents avec des inversions. Il y aurait donc eu un total de neuf fenêtres garnies de vitraux Guimard.

Le musée d’Orsay possède trois vitraux de fenêtres provenant des Gévrils. Ils correspondent aux trois types de motifs connus : avec grandes lignes droites unilatérales, avec grandes lignes droites bilatérales, avec grandes lignes courbes unilatérales. Actuellement leurs localisations précises sur les fenêtres de la maison est encore délicate. Lorsqu’ils ont été redécouverts en 1969 par Alain Blondel et Yves Plantin, ces vitraux étaient déjà tous déposés.

 

Le château des Gévrils, carte portale ancienne, coll. part.

Quelques photographies anciennes de la propriété des Gévrils sont disponibles. La plupart montrent la façade arrière donnant sur une pelouse. On y reconnaît la silhouette de vitraux Guimard sur plusieurs fenêtres du rez-de-chaussée ; de gauche à droite : la fenêtre de l’avant-corps gauche, une porte-fenêtre, une fenêtre et les deux portes-fenêtres centrales. L’examen soigneux de la photo ne montre que des vitraux à grandes lignes droites bilatérale et unilatérales. Les vitraux de Sotheby’s et du musée d’Orsay aux grandes lignes verticales courbes se trouvaient donc ailleurs que sur ces fenêtres sur jardin aux volets ouverts.

Un fragment d’un autre vitrail de fenêtre est passé en vente publique le 24 juin 2011 (étude Millon, Paris). Ses deux panneaux correspondent au tiers supérieur d’un motif à grandes lignes courbes.

Les archives de Guimard conservées au Musée d’Orsay mentionnent également une imposte en vitrail pour la salle à manger, ainsi qu’un vitrail pour l’escalier. Un nouveau vitrail a aussi été découvert ces dernières années lors du re-percement d’une petite ouverture sur une face latérale du premier étage. Le dessin semblait être un peu postérieur à celui des vitraux des Gévrils déjà connus, avec des couleurs aux valeurs plus proches.

Tous ces vitraux ont été exécutés par le vitrailliste Georges Néret qui, peu avant, était intervenu aussi au Castel Béranger. Ils sont constitués de verres de faible valeur, transparents ou colorés, plans ou imprimés, sans ajout de grisaille, ni de gravure à l’acide ou de doublage. Le dessin est donné par la seule mise en plomb et souligné par les minces bandes colorées qui s’entremêlent de façon plus simple et plus harmonieuse encore que pour les vitraux du Castel Béranger. Dès ses premiers vitraux, conçus dans son nouveau style, Guimard s’est donné une manière à la fois très novatrice par sa recherche d’abstraction et très économique par la réduction du travail artisanal nécessaire à leur exécution. Seuls quelques petits vitraux au dessin virtuose, émaillés par Louis Trézel vers 1900, dérogeront à ce principe.

 

Une horloge murale (lot n° 93) n’est, à notre avis, pas de Guimard. Elle est composée d’un cadran d’horloge autour duquel sont fixés quatre éléments métalliques dorés. Les mentions « Pardieu » et « Agen » indiquent simplement que l’horloge a été fabriquée ou assemblée par l’horloger Pardieu à Agen. Rien, ni dans le décor à motif de petites feuilles, ni dans le dessin des chiffres, ni dans la forme des aiguilles n’indique une participation de Guimard à sa conception. Ce sont bien évidemment les quatre éléments métalliques décoratifs qui ont fait porter l’attribution à Guimard. Or si les formes complexes de ces éléments sont visiblement inspirées par le style de Guimard, elles présentent néanmoins un aspect plus naturaliste, évoquant des branchages entrecroisés, assez éloignés des motifs décoratifs de Guimard à toutes les étapes de son évolution stylistique. En outre, il n’est pas dans l’habitude de Guimard d’ajouter des éléments adventices de son cru à des objets manufacturés déjà porteurs de leur propre décor. Ses créations sont toujours une reconstruction complète de l’objet à concevoir.

 

Horloge boulangère. Vente Sotheby’s, Paris, 16 février 2013, lot n° 93, adjugé 10000 €. A précédemment été vendu par Sotheby’s New York, le 12 mars 1999, lot n° 161.

On connaît plusieurs exemplaires d’horloges de ce type, dont celle ci-dessous montée sur une céramique.

 

Horloge boulangère petit modèle. En vente à la Macklowe Gallery, New York en 2004. Attribué à Guimard, partie en faïence attribuée (sans preuve) à Keller & Guérin.

Lors d’une vente à Drouot d’une semblable horloge dans les années 1990, la légende fait état de la présence de ce type d’horloge au sein des pavillons du métro construits par Guimard ou au sein d’autres stations de métro. S’il est vraisemblable que la CMP a installé des horloges dans ses salles de guichets, on imagine mal qu’elle ait disposé des modèles artistiques aussi faciles à subtiliser. Jusqu’ici aucune allusion à de semblables horloges n’a pu être retrouvée dans les archives de la RATP, ni aucune photographie ancienne prouvant leur présence dans le métro.

On peut donc considérer comme plausible l’opinion selon laquelle ces horloges ont été assemblées aux alentours de 1900 par un fabricant ou un horloger, à partir de mécanismes et de cadrans d’origines diverses et d’éléments métalliques décoratifs d’une provenance encore inconnue.

 

Une lampe à poser (lot n° 91) et un lustre (lot n° 97), tous deux attribués à Guimard, relèvent de la problématique récurrente des appareils d’éclairage fabriqués depuis des années par la société SOFAR à Montreuil (93). Si la lampe à poser est probablement authentique, le lustre est lui probablement une copie.

 

Lampe à poser, vente Sotheby’s Paris, 16 février 2013 (lot n° 91). Cette lampe provenait précédemment de la collection de Barbra Streisand et avait été vendue par Christie’s New-York, le 29 novembre 1999, lot n°66.

Lustre, vente Sotheby’s Paris, 16 février 2013 (lot n° 91). Ce lustre avait précédemment été vendu par Sotheby’s New York, le 12 mars 1999, lot n° 162.

Guimard a développé la création de ce type de lustres à partir de 1909. En 1910, il a pris un brevet d’invention décrivant leur composition avec une armature composée de la réunion d’éléments en bronze ciselé avec ajout de verres américains et de pendeloques en perles, tubes de verre et baguettes métalliques. Fabriqués par la maison Langlois, 20 rue Malher à Paris et commercialisés sous le nom de « Lustres Lumière » ces luminaires semblent avoir eu un succès limité.

Or, la société SOFAR, grâce à la possession de plusieurs éléments anciens des « Lustres Lumière » confectionne des luminaires de belle qualité qui sont des copies ou des créations dans le goût de ceux de Guimard.

Ne possédant qu’un nombre limité de ces éléments métalliques originels, cette entreprise artisanale ne peut copier qu’une partie des luminaires de Guimard.

Éléments des « Lustres Lumière » de Guimard, copiés en bronze (photographiés chez SOFAR) 

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guimard-lustre-neuf-071L’un des modèles les plus appréciés de SOFAR est une lampe à poser (ci-contre, photographiée dans le magasin SOFAR) éditée en plusieurs variantes au niveau du décor supérieur. On en retrouve de temps à autre un exemplaire chez un marchand ou sur le commerce électronique.

En ce qui concerne le lustre proposé à la vente par Sothebys, il s’agit d’un « classique » de la société SOFAR. Son verre américain est un verre moderne, assez reconnaissable, vraisemblablement fabriqué par la société américaine Wissmach et distribué en France par Lasry Glass. Comme la plupart des lustres de SOFAR, il ne comporte pas de cache-bélière à motifs Guimard.

Lustre photographié dans le magasin d'exposition de la société SOFAR

Lustre photographié dans le magasin d’exposition de la société SOFAR

Il est à noter que dans le catalogue de la vente Sotheby’s Paris du 16 février 2013, la notice du lustre donne comme référence « Un modèle proche [qui] se trouve à l’hôtel Mezzara, construit par Guimard, rue La Fontaine, Paris ». Or, il faut savoir que le lustre de la salle à manger de l’hôtel Mezzara — en plus d’être assez différent de celui de la vente qui nous occupe — est également une copie effectuée par la société SOFAR dans le cadre de la restauration de la salle à manger (1987-1988).

Hôtel Mezzara – Copie du lustre de la salle à manger de l’Hôtel Guimard. Photo F.D.

 

Frédéric Descouturelle, Olivier Pons et Dominique Magdelaine, avec la participation d’Olivier Bost